Dix doigts, vingt-sept os par main, soit cinquante-quatre pour chaque designer. Voilà l’outil de base dont dispose le jeune créatif pour exprimer son talent. Ajoutons-y quand même un peu de cerveau, de passion et de curiosité. Sans doute aussi, un don qui leur permet de manier avec légèreté cette collection d’os pour réussir à esquisser leurs rêves. Les nôtres par conséquent.
Devant la main, tous les designers sont égaux ! Que ce soit en nombre de métacarpes, de trapèzes, de scaphoïdes, de distales ou encore de proximales. Et ces doigts charnus, effilés, droits ou au contraire courbés, deviennent le même outil pour tous. Évidemment, ce ne sont pas uniquement sur eux que repose l’expression du talent des designers. Un pianiste professionnel, un chirurgien ou tout autre métier où la dextérité manuelle s’impose, a parfois recours à une assurance spécifique pour s’assurer après tout accident. Pas encore les designers.
Mais face aux designer, sans doute votre regard se porterait sur leurs mains. Cela m’est arrivé maintes fois, et les premières qui m’ont marqué sont celles de Gérard Welter (1942-2018), ex-responsable du style Peugeot. Paradoxalement, ces mains-là ont beaucoup moins dessiné que celles de ses collègues, car Welter, issu d’une école de staffeur, ne fonctionnait que par le volume et le maquettage. Pas vraiment par le dessin…
Ajouté aux matériaux maintes fois poncés, palpés ou sculptés, le temps qui passe s’est permis de patiner ces mains d’artiste. Des mains qui ont créé l’histoire automobile. D’autres ont marqué encore plus fortement cette histoire. Dans celles de Paul Bracq, vous pouvez lire un pan entier de l’épopée du design des marques Mercedes et BMW.
Car même grand responsable, Bracq dessinait quotidiennement et c’est même la base de sa formation. Point de poussière de plâtre ici, mais l’élite de l’école Boulle et les prémices d’un grand peintre qui se profilait. « Je me dis carrossier » aime-t-il à dire, mais plus que la tôle, ce sont des icônes que ses mains ont esquissé, de la Mercedes 600 à la Pagode en passant par le concept-car BMW Turbo ou les série 3, 5 et 7 des années 1970. Depuis des années, son énergie se porte sur la peinture…
Il faudrait protéger ces mains-là par des gants. Il existe plusieurs sortes de designers : ceux qui dessinent encore, même au quasi-terme de leur carrière et ceux qui ne le font plus. Trop de contraintes en termes de management. Plus le temps… Ou peut-être n’osent-ils plus ? Giorgetto Giugiaro et Walter de Silva ont sorti devant moi leurs carnets et ont accompagné leurs paroles que je buvais, de dessins que j’aurais volontiers embarqués à la maison.
Le ballet de leurs mains est alors devenu indissociable de leurs mots. Comme si la pensée et le génie de ces géants du design automobile passaient directement du cerveau à l’extrémité de leurs phalanges. Comme un courant créatif continu. Le premier de leur outil reste simplement le crayon de papier. Ou le stylo Bic pour d’autres. Car la jeune génération n’a pas écarté ce mode d’expression qui repose sur le papier. Un papier dont on dit qu’il remonte à 105 ans après J.-C. et a été inventé par les Chinois qui nous poursuivent décidément jusqu’ici…
Les interviews servent aussi à lire la gestuelle de ces mains qui virevoltent pour accompagner les paroles. Des paroles qui ne suffisent parfois pas à comprendre la tension d’une ligne ou le muscle d’un volume. Est-ce pour cela – ce langage gestuel – que les créateurs italiens ont longtemps eu une avance considérable dans le design automobile ?
Parmi tous les doigts présents dans ce sujet, j’ai tenu à mettre ceux d’un sculpteur sur Clay, l’artiste Slimane Toubal. Ce métier, plus encore que celui des designers, repose avant tout sur le travail des mains : pincer la règle de lissage, empoigner la brosse de nettoyage, traduire le millimètre que l’œil veut corriger, malaxer du pouce cette Clay encore tiède. Le modeleur traduit ainsi l’expression ultime du designer.
Slimane l’expliquait très bien pour LIGNES/auto en ces termes : « La connivence entre le modeleur et le designer est importante. Si tu ne comprends pas ce qu’il veut, tu n’arrives pas à traduire son dessin. C’est au modeleur d’expliquer que ce qu’il a dessiné ne passe pas en termes de volume, de contraintes techniques ou de proportions. »
Pour autant, ce métier de modeleur physique a beaucoup perdu ces dernières années, avec l’arrivée du numérique. Et le designer physique complète alors ses compétences par celles du maniement de la souris, comme Slimane l’a fait. « J’ai beaucoup plus d’expérience dans le métier de modeleur physique et c’est un handicap pour s’imposer comme modeleur numérique. C’est dommage, parce qu’un modeleur qui passe en numérique a une vraie expertise du volume ! Il maîtrise les proportions, il a une vision réelle de la maquette 3D.»
Designers et modeleurs ont ainsi de la féérie au bout de leurs doigts. Et la féérie est plutôt féminine, non ? Il semble que ce métier soit peu ouvert aux femmes. Slimane reconnaît que “c’est vrai qu’il n’y en a pas beaucoup dans les ateliers de modelage. En revanche, j’ai eu beaucoup de collègues femmes en Allemagne. Elles viennent plutôt d’un cursus poterie et céramique et elles effectuent un travail de grande qualité !”
La main féminine serait-elle finalement plus compétente ? Slimane ne rentre pas dans ce débat mais reconnait que « lorsque j’étais chez Audi, j’ai découvert une qualité de maquettes avec des jeux de l’ordre de 0,5 mm pour les pièces intérieures, bien plus fins qu’ailleurs, où l’on est plutôt dans l’univers du millimètre, voire 1,5 mm. Mais entre tous les constructeurs, la façon de travailler reste la même. »
Et ce travail de modelage est très physique, contrairement au métier de designer statique devant sa tablette. « Oui, on s’abîme principalement les genoux et le dos… » confie Slimane Toubal, « même si tu travailles debout, tu fléchis sans cesse les genoux, sans parler du travail sur les bas de caisse. » Les maquettes sont parfois installées sur des vérins qui permettent de la surélever. « Oui, mais lors d’un rush où l’on passe de deux ou trois modeleurs, à six autour de la voiture, la maquette reste en position basse parce que tu as forcément un collègue qui bosse sur le pavillon, et donc tu dois être à quatre pattes pour finir un bas de caisse ! »
Voilà, les mains ne sont pas seules à créer votre voiture de demain qui finit par mettre à genoux les créatifs, à les épuiser, comme une véritable naissance. Alors respect aux cinquante-quatre os de nos mains que designers et modeleurs 3D – et surtout physiques – savent tellement mieux maîtriser que nous…
BONUS : des dizaines de phalanges !