Réunir trois directeurs de design de marques qui bouillonnent de projets n’est pas simple. Heureusement, ces trois directeurs déjeunent dans la même cantine. Lorsqu’ils en ont le temps… Nous les avons sortis de leur studio respectif pour les aérer un peu, juste devant le bateau ADN (Automotive Design Network) inauguré en 2004. La rumeur voudrait que ce long bâtiment de 220 mètres de long, 60 mètres de large et 40 mètres de haut s’enfonce de quelques millimètres chaque année.
Ainsi, dans plusieurs siècles, il sera possible d’accéder aux terrasses de présentation des secrètes Peugeot et Citroën, aujourd’hui en hauteur et à l’abri des regards indiscrets, sans faire d’effort. Mais ça, c’est de la fiction. Ce qui est bien réel, c’est la présence des trois directeurs de design des marques Citroën (Pierre Leclercq), Peugeot (Matthias Hossann) et DS (Thierry Métroz) devant nous. En d’autres termes : la force de frappe du génie esthétique des trois marques françaises du géant Stellantis.
Ces trois designers de renom ne sont pas tout à fait de la même génération. Ainsi, le design de la marque la plus ancienne (Peugeot) est entre les mains du plus jeune des trois, Matthias Hossann (42 ans) : « je viens de l’Est et quand j’étais gamin, j’avais l’occasion d’aller visiter le musée Schlumpf avec mes parents. Il y a là-bas une collection de Bugatti incroyable et c’est donc là que j’ai commencé à lier mon affect avec l’objet, plutôt avec la plastique qui va avec. J’étais passionné par le volume, c’est vraiment ce qui m’a emmené dans l’univers de l’automobile où il nous faut créer une esthétique pour le grand nombre tout en concevant les objets les plus sophistiqués. »
La marque la plus jeune, DS Automobiles, est en revanche aux mains du plus ancien des trois : Thierry Métroz né en 1963. Pour lui, l’origine de sa passion vient d’abord du dessin. « C’est là où j’étais bon, bien meilleur qu’en maths ou en français ! J’avais dix ans lorsque ma première émotion est venue de la Berlinette Alpine qui a été championne du monde cette année-là. »
Bugatti, côté Matthias (Peugeot), Berlinette du côté de Thierry (DS) et bande dessinée et carrossiers italiens du côté Pierre Leclercq (Citroën) : « j’avais dans ma famille un oncle et un cousin qui étaient dessinateurs, et ça m’a toujours beaucoup inspiré. Et puis surtout, j’ai rêvé des petites plaquettes en aluminium apposées sur les flancs des voitures italiennes, celles de Pininfarina notamment ! » N’oublions pas non plus que les parents et grands-parents de Pierre roulaient en… Citroën.
C’est bien beau d’habiller les murs de sa chambre avec des posters de Berlinette ou encore de slalomer entre des Bugatti. Côté formation, qu’est-ce qui les a conduits à devenir designer dans un premiers temps ? Pierre Leclercq se souvient que « mon père était médecin dans une petite ville. Alors lorsque j’ai dit que je voulais devenir designer, il a fallu que je sois très persuasif. J’ai pourtant atterri dans une école de design industriel en Belgique, mais ce n’est pas ça que je voulais faire. Le premier questionnaire de l’école était de connaître le métier dont on rêvait. Je n’osais pas mettre « designer automobile », alors des gars l’ont mis à ma place et se sont faits engueuler ! On m’a dit que je n’avais rien à faire ici et heureusement, une école s’est ouverte en Suisse, à Vevey : c’était l’antenne européenne du Art Center Collège américain. J’y suis allé dès la fin de mes études en Belgique et je suis rentré à Vevey juste avant que cette école ferme. »
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Né en 1980, Matthias Hossann avait devant lui bien plus de possibilités de formation que celles de ses deux confrères. « J’ai commencé à Strate Collège en 1997 mais je voudrais remercier Thierry, parce qu’avec Jean-Pierre Ploué, ils ont vraiment défriché le design en France. J’ai grandi avec les sketches de Jean-Pierre et Thierry et c’est grâce à eux que la scolarité en termes de design s’est développée. Du coup, lorsque je suis arrivé, il y avait déjà Strate, l’ENSAAMA, et d’autres qui ont créé un véritable réseau en France. » Thierry Métroz ne peut qu’acquiescer car il a suivi pratiquement les mêmes études que Jean-Pierre Ploué.
Dans ce type d’écoles pour des jeunes qui visent Bac + 5, on n’évoque pas encore le métier de directeur de design d’une marque automobile ! Thierry Métroz confirme que « l’école ne nous a pas appris à devenir manager. Mais dans mon cursus j’ai eu la chance de rencontrer des profs extraordinaires qui valorisaient le travail bien fait. On peut apprendre les bases du management grâce à la personnalités des professeurs, qui t’inculquent comment être exigeant avec toi-même et tes équipes. Il y a des designers qui sont excellents mais qui ne veulent pas, ou ne peuvent pas devenir manager. »
Si l’objectif d’un designer qui intègre une équipe d’un constructeur au sortir de l’école est avant tout de créer sans cesse et de s’adapter aux gènes de la marque, celui d’un directeur de design de la marque est tout autre, car il ne dessine plus. Matthias Hossann explique que ce métier, « c’est donner une vision et une trajectoire à une marque pour le court, moyen et long terme. »
Pour Thierry Métroz, après avoir dirigé l’équipe de design de Citroën pendant plus de deux ans à compter de 2010, il a fallu créer une toute nouvelle équipe lorsque la marque DS a été dévoilée en 2014. Il se souvient que « c’était une situation inédite car il a fallu en 2013 constituer une équipe dédiée DS pour anticiper la scission officielle entre Citroën et DS en 2014. C’est une partie de l’équipe de Citroën qui est alors passée chez DS. J’ai choisi ceux qui avaient le plus de sensibilité par rapport à l’histoire qu’on voulait raconter. Le noyau dur issu d’anciens designers Citroën est le même depuis 2012. »
Pour Pierre Leclercq, la situation était différente : l’équipe existait, mais Pierre l’a considérablement réorganisée avec de nombreux départs et tout autant d’arrivées. L’envie de marquer son territoire ? « Pas nécessairement » justifie Pierre. « Quand tu entres dans un nouveau groupe, tu ne connais pas encore l’équipe avec laquelle tu vas travailler. Un grand nombre de personnes sont déjà là parfois depuis une vingtaine d’années, tu dois donc dans un premier temps t’intégrer. Si mon équipe a changé, c’est aussi parce que les quatre dernières années, avec la formation de Stellantis, ont eu un impact chez Citroën. On a quand même pas mal explosé les équipes. »
C’est-à-dire que, clairement, les trois directeurs de style – et sans doute d’autres du groupe Stellantis Europe – se prêtent des designers ? « C’est arrivé » nous dit Pierre Leclercq. « on fait des échanges et souvent c’est bénéfique pour les designers. Il n’y a pas si longtemps, j’ai demandé à Matthias s’il n’avait pas deux ou trois gars à me prêter pendant quelques mois. » « Ce sont quand même plus souvent des transferts que des prêts. » précise cependant Thierry Métroz.
Pour Matthias Hossann, l’histoire est encore différente car l’équipe existait, comme celle de Citroën, mais cette fois le nouveau directeur du design venait de l’intérieur puisque Matthias avait le poste de responsable du design exploratoire et d’avance de phase (concept-cars inclus). « Il est certain que l’équipe en place était robuste, et on a l’occasion de la rajeunir avec des jeunes talents qui viennent supporter cette équipe historique. »
Et échanger ou se prêter des designers s’opère au-delà des frontières de l’ADN de Vélizy comme le précise Matthias Hossann : « on a eu pas mal d’échanges entre les studios français et ceux de Turin en Italie. Tout ça s’organise facilement, mais il ne faut pas oublier que Stellantis est encore récent et que tout ça doit se mettre en place. » Stellantis fait donc marcher au mieux les synergies entre tous les départements de la conception automobile, même dans le domaine du design. Pierre Leclercq qui a travaillé en Allemagne chez BMW ou encore en Corée chez Kia, a été surpris en arrivant chez PSA (devenu Stellantis). « Avec trois marques seulement (BMW, MINI, Rolls-Royce), le design de BMW Group était plutôt bien organisé, avec un vrai partage, mais en Corée, ce n’était pas le cas ! Arrivé ici, clairement, j’ai trouvé que tout était bien organisé. Nous avons une grosse réunion de présentation des ADN des styles de chacun une fois par an. Ça prend du temps mais c’est impératif. »
Évidemment, la garantie de la différenciation entre toutes les marques reste de l’apanage de Jean-Pierre Ploué qui est le directeur Design des marques Européennes de Stellantis. Jean-Pierre Ploué est également, ô surprise, responsable du design de la marque Lancia. Appartenant au même pôle que les marques DS et Alfa Romeo, Thierry Métroz a-t-il dû envoyer des designers de son équipe chez Lancia ? « Oui, on l’a fait. C’est la force du groupe de pouvoir s’entraider et il y a eu des transferts de designers vers Lancia. »
Et dans ce cas, on garde les meilleurs ? Thierry Métroz affirme que « non, franchement, ceux qui sont partis de chez moi, que ce soit chez Alfa ou Lancia, faisaient partie des meilleurs ! Et puis ce serait mettre une marque dans la difficulté et ce ne serait en rien profitable au groupe. Les bons qui ont une vraie valeur ajoutée vont permettre au contraire de renforcer le groupe tout entier. »
Le pôle premium (Lancia, DS et Alfa Romeo) est donc relativement jeune, côté création des équipes de designers. Le pôle « généraliste » (Mainstream) compte Peugeot qui assume sa montée en gamme et Opel. En accès, il y a le pôle qui regroupe les marques Citroën et Fiat. L’Italien devient-il le plus grand rival de Citroën ? Pierre Leclercq ne le croit pas. « Je ne vois pas Fiat comme concurrent. En termes de design, il y a une compétition énorme entre nous tous, pas seulement avec Fiat, et Jean-Pierre Ploué aime aussi nous pousser toujours plus loin en l’attisant. Ici, dans les studios derrière nous, il y a une compétition exceptionnelle qui est plus forte de toutes celles que j’ai connues. »
Même son de cloche pour Matthias Hossann : « je rejoins ce que dit Pierre. Aujourd’hui, le challenge est de s’assurer qu’il existe bien une différenciation sur chacune des marques pour proposer des produits qui soient suffisamment différents d’une marque ou d’un pôle à l’autre, afin de répondre à des besoins qui sont différents. Clairement, le champ de compétition est vraiment face à nous, et pas en interne. »
Les concurrents sont donc ailleurs, à l’international surtout. Faut-il impérativement avoir une expérience internationale pour espérer devenir directeur de design d’une marque ? Thierry Métroz juge que cela n’est pas obligatoire. « C’est un plus, évidemment, mais ce n’est pas une condition obligatoire. Pour une raison simple, c’est qu’à l’intérieur d’un groupe, on peut avoir des postes à l’international, comme lorsque j’étais chez Renault, j’ai dirigé des studios à Barcelone et en Corée pour le groupe. »
Même cas de figure pour Matthias Hossann qui est entré dans le groupe en 2002 et a très vite mis les pieds à l’étranger. « J’ai eu la chance en 2008 au sein de PSA de pouvoir aller cinq ans au studio implanté en Chine. Tu t’immerges ainsi dans la culture internationale et quand tu reviens en France, tu n’es plus le même. Tout l’intérêt de Stellantis est désormais de pouvoir proposer aussi des postes dans des studios qui sont aux États-Unis, au Brésil ou en Italie… » Pierre, on l’a vu, a connu le groupe BMW et le groupe Hyundai Kia en Corée où il a failli devenir responsable du design monde de la marque Kia avant de quitter la Corée pour la France et Citroën en 2018.
DS est une marque jeune, alors que Peugeot et Citroën sont des marques centenaires. Le poids de l’image, de l’Histoire avec un grand « H » de chacune de leur marque pèse-t-il sur les épaules de Pierre et Matthias ? « Peugeot c’est quand même la marque la plus ancienne du paysage automobile mondial, forcément il y a un affect pour la marque » concède Matthias Hossann.
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Et Matthias poursuit : « le risque serait d’être emprisonné par son histoire et c’est tout le challenge d’une marque comme Peugeot : il faut accepter son histoire, jouer aussi parfois avec, mais ce que je demande aux équipes, c’est d’être tourné vers le futur, donc c’est toujours un équilibre assez fin à trouver où on peut jouer avec nos codes, mais ne surtout pas s’enfermer. On n’a pas envie de faire du rétro-design. On a envie au contraire de projeter cette marque dans le futur. »
Pour Pierre Leclercq, l’histoire compte évidemment. « Lors des 100 ans de Citroën, j’ai croisé des familles entières avec des T-Shirt de la marque et des éclats de passion dans les yeux. Tu ne peux avoir que du respect pour cette marque et ses amoureux. Ce qui me plait chez Citroën, c’est que les gens attendent le prochain modèle avec curiosité et impatience. Toutes les marques ne peuvent pas en dire autant. Ce qui est important, ce n’est pas forcément d’être fan de la marque pour le responsable de design, c’est de comprendre sa philosophie couplée à la passion du design automobile. Il nous faut avoir l’envie de faire bouger les codes. Le néo-rétro non plus ne m’intéresse pas, c’est relativement facile de tomber dans ce thème. C’est bien plus intéressant de comprendre la philosophie de la marque et d’apporter les bonnes réponses, comme avec notre récent concept-car OLI. »
Pierre Leclercq, Matthias Hossann et Thierry Metroz ne cachent rien de leurs projets entre eux et leur badge fonctionne pour entrer dans les studios sans avoir à jouer MacGyver pour forcer les portes. Pierre Leclercq estime que voir les programmes des autres marques « me motive ! Je retourne dans mon studio et je pousse les équipes à aller plus loin. » Pas question de chiper une idée au voisin qui ne correspondrait sans doute pas à l’ADN de la marque. Et, comme le souligne Pierre, « aucun d’entre nous n’a envie d’avoir la recette du voisin. » Ce qui, avec 13 voisins pour chacune des marques du groupe Stellantis, n’est pas une évidence mais un sacré challenge !
On pourra découvrir le résultat de tous leurs travaux avant dix ans. Et justement, dans dix ans, où seront-ils ? Pour Thierry Métroz, sauf nouvelles réformes drastiques concernant la retraite, la messe est dite ! Pierre Leclercq botte en touche en expliquant « qu’un designer, c’est une éponge. Et il y a toujours un plan B ou C ! » Matthias, le plus jeune des trois, semble très à l’aise car « je suis certes passionné par l’automobile, mais je suis aussi attiré par d’autres univers, comme la mode ou la cuisine. Le rôle d’un designer, c’est d’être curieux et si on reste passionné, on est capable de pratiquement tout faire ! Mais le monde change vite, alors se dire ce que l’on fera dans dix ans… »
Un merci tout particulier à Stéphanie Cardine, de la communication du Design Peugeot. Et bien sûr, aux trois directeurs de design, sans oublier le soleil automnal et Benjamin Asket de Virage Agency pour la « photo de famille » Les autres photos proviennent des services de communication du Design Peugeot, du Design Citroën et du Design DS Automobiles, ainsi que des archives personnelles de l’auteur.
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