Dans les années 1960, on parlait de bureau de style et de stylistes automobiles. Aujourd’hui, les centres de design voient s’activer des centaines de designers. Face au dessin du styliste, quel est le dessein du designer ? L’apogée des concept-cars de la fin des années 1960 est due au talent fou de stylistes qui ont bonifié leurs idées par le biais de dessins courageux. Stylistes, oui, mais pas encore designers. Remontons le temps…
Durant la Renaissance italienne – du Trecento au Cinquecento – le « dessin » est pratiqué comme exercice d’apprentissage, comme moyen d’étude, comme outil de préparation à des projets picturaux plus ambitieux. Le terme “designo” recouvre d’ailleurs indifféremment l’idée créatrice et le geste qui la prolonge. Face à cette ambiguïté, les Italiens inventeront le “modelo” pour qualifier un dessin très élaboré livrant également l’indication de la valeur du modelé.
François Ier paraphe en 1539 l’ordonnance de Villers-Cotterêts, qui donne à la langue française la primauté et l’exclusivité d’usage dans les documents relatifs à la justice et dans les actes administratifs, tandis que le designo francisése scinde suivant ses deux senspremiers,pour donner les mots “dessein” – parfois écrit desseing – traduisant la pensée de l’œuvre à venir ; et “dessin” pour l’ébauche, l’esquisse…
Ces définitions distinctes figureront désormais dans les traités de l’Académie, où le dessin reste contributif à l’excellence de l’architecture, de la peinture et de la sculpture. Parallèlement pourtant, il existe un domaine plus technique où le dessin sert des fins savantes : botanique, zoologie, médecine, mécanique, anthropomorphisme… Léonard de Vinci s’y impose comme le maître définitif, sublime et incontesté.
Dans l’univers automobile, le dessin a toujours été à la base de toutes les créations. Les stylistes sont considérés des années 1950 à la décennie 1970 comme des couturiers de l’automobile. Ils habillent des châssis ou plateformes d’une robe souvent éclatante de modernité et d’audace.
La décennie 1970 a été celle de l’arrivée massive des nouveaux moyens de conception assistée par ordinateur. Le « styliste » n’en a pas pour autant perdu le sens de l’esthétique, mais il s’est mis à jouer en duo avec son modeleur, puis avec des logiciels de plus en plus performants. Le métier a subi sa première mutation. Aujourd’hui, son rôle n’a plus grand-chose à voir avec celui des esthètes de la carrozzeria de la fin des années 1960.
Gilles Vidal en 2018 nous éclairait sur l’évolution du métier « styliste » vers celui de « designer ». « Je ne dis pas que l’esthétique soit obsolète lorsque j’affirme qu’un designer n’est pas un styliste, je dis qu’elle n’est qu’une brique du dispositif de la discipline du design. L’esthétique fonctionne avec des codes visuels qui ont une signification. Elle fait également appel à l’imaginaire collectif. Le styliste est alors un spécialiste de l’esthétique industrielle. C’est quelqu’un qui conçoit de l’esthétique sur un objet industriel, c’est tout. »
« A la fin des années 1960, les grandes signatures étaient des stylistes qui discutaient avec les ingénieurs, certes, mais qui se contentaient de tracer des lignes et de définir des proportions extraordinaires. Ils habillaient l’objet et gérait son esthétique. Et c’était la même chose dans tous les domaines de l’esthétique industrielle. »
Si l’on veut bien faire l’effort de trouver LA définition du mot design dans le monde, on se rend compte qu’elle n’existe pas vraiment. « Officiellement, il n’y en a pas qui correspondent à notre métier » confirme Gilles Vidal. « Il existe beaucoup de philosophes dans le monde qui définissent de nombreuses disciplines, mais rares sont ceux qui se sont frottés à celle du design, à part le français Stéphane Vial, plutôt brillant, qui a écrit sur ce thème. Pour moi, la plus exacte des définitions du design, c’est de faire en sorte, par le biais de la créativité, que dans un domaine donné, demain soit meilleur qu’aujourd’hui. C’est donc améliorer l’expérience de vivre en tant qu’humain. »
Dans l’automobile, l’esthétique n’est donc qu’une brique de la science du design. « Notre rayon d’action, c’est d’intervenir sur un objet dynamique qui sert à déplacer les gens et qui doit le faire en toute sécurité, dans un environnement changeant… L’objet de notre mission est de faire en sorte que l’expérience que le client va connaître avec nos produits lui apporte un moment de vie meilleure. Améliorer la condition de chacun, c’est ce à quoi se consacre le design. »
Un designer ne serait donc pas un styliste qui ajoute la notion de technique à celle de l’esthétique ? « Non, même pas… Observez ce qu’il se passe dans la mode. On parle de stylistes. Pourtant, dans l’univers vestimentaire, il y a également des gens qui conçoivent des vêtements dits techniques (chez Décathlon par exemple, voir ci-dessus ) et alors ces personnes sont des designers, pas des stylistes.»
Texte d’Yves Le Ray avec la collaboration de Christophe Bonnaud