Dossier Architecture et Automobile – Partie 1 : intégration de l’automobile dans l’habitat

Carnet de croquis de Stéphane Janin sur le thème ‘carchitecture’ : l’automobile intégrée dans l’environnement urbain.

Peut-on fusionner l’univers automobile avec celui de l’architecture, en intégrant la voiture dans l’habitat ? Doit-on miser sur ce concept appelé ‘carchitecture‘ ? Chez Renault, voici une petite décennie, on expliquait qu’il « s’agit de faire en sorte que l’automobile soit en harmonie avec son environnement, au sens large du terme. Fusionner l’automobile et l’habitat dégage une symbolique qui va dans ce sens. »

Esquisse de Stéphane Janin lors de l’étude du concept-car Symbioz (2016)

Et la ‘maison Renault’ ci-dessous qui en a découlé en 2016, avec le concept-car SymbioZ, concrétisait cette vision inventée. Il faut bien admettre que l’élan de la voiture à délégation de conduite, dotée d’un habitacle pensé comme un cocon, a poussé bon nombre de designers à imaginer introduire notre compagne de liberté individuelle dans l’habitat du futur.

Concept-car SymbioZ et la maison conçue pour son intégration comme un nouvelle pièce d’habitation.

Du futur ? Pas vraiment puisque certains amateurs de belles automobiles les entreposent déjà dans leur salon ! Et que dire du premier projet de la Porsche Design Tower (ci-dessous) finalisé il y a onze ans : une tour haute de près de 200 m implantée à Miami « avec un ascenseur spécial pour voitures dans un bâtiment unique. » L’ascenseur embarque votre 911 jusque dans votre appartement. Mais aux dernières nouvelles, une étude de l’université de la ville a démontré que pas moins de 35 bâtiments luxueux construits le long des zones côtières s’enfoncent chaque année de plus de 5 cm, et notamment, cette fameuse tour Porsche ! Aïe !

Ce dossier sur l’architecture et l’automobile se présente en deux volets. Vous lirez ci-dessous l’interview du designer Stéphane Janin* qui approfondit ses réflexions sur ce thème ‘carchitecture’. Vous pourrez lire ensuite la seconde partie de ce dossier qui prend appui sur une autre thématique : un projet de design automobile inspiré d’une célèbre maison d’un nom moins célèbre architecte. Vous êtes prêts ? Ouvrons les portes de ce nouvel univers où voiture et habitat tentent de ne faire qu’un…

*Stéphane Janin est aujourd’hui le responsable du studio de design avancé implanté en Italie, annexe européenne du constructeur chinois GAC (ci-dessus). De Guyancourt à Milan, du Japon à Guangzhou en Chine, Stéphane Janin a notamment été responsable de l’avance de phase et des concept-cars chez Renault et a œuvré chez Inifniti.

Comme designer du concept-car SymbioZ de 2016 (ci-dessus), lorsque vous étiez chez Renault, le thème de ‘carchitecture‘ vous parle !
Stéphane Janin : « ça fait des années que je travaille sur ce thème, en temps libre, et j’aimerais bien rédiger un ouvrage que je pourrais facilement illustrer car j’ai de nombreuses idées et des centaines de dessins qui y sont consacrés. »

Peut-on définir le thème de ‘carchitecture‘ comme étant l’intégration de l’automobile dans l’habitat ?
« Il existe plusieurs définitions. Concrètement, il y a effectivement en 2016 le concept SymbioZ et la maison Renault qui l’accueille. Ce projet est parti d’une approche pragmatique : dans 80 % des cas, l’automobile ne bouge pas de place au quotidien. Elle est souvent tout à côté de votre maison, ou proche du bureau. Les personnes ne la prennent hélas pas en compte comme faisant partie de leur environnement, alors qu’elles fournissent des efforts pour aménager leur jardin ou leur propre maison. Avec l’évolution vers la voiture autonome électrique, et la possibilité offertes par les batteries de capter l’énergie mais aussi de la redistribuer, on peut envisager énormément de solutions, à condition que le véhicule soit intégré dans l’architecture autour de l’habitat ou dans l’habitat. »

Projet de Stéphane Janin d’une maison parisienne qui jouxte une zone où le véhicule capte l’énergie solaire. Le tout, parfaitement intégré à son environnement.

L’univers ‘carchitecture‘ est donc né avec la voiture autonome ?
« Non, on peut remonter bien avant, avec l’idée d’apporter le mode de vie de l’habitat à bord des voitures, avec l’Espace ou le Scénic chez Renault notamment. Les monospaces des années 1980-2010 proposaient des sièges qui tournaient, offraient une sorte de salon familial sur roues, et pourtant, on n’imaginait pas encore qu’on pourrait un jour lâcher le volant ! Cet imaginaire de la voiture autonome ne date pas d’aujourd’hui. Dans les années 1950, de nombreux sketches de voitures américaines l’anticipaient. »

Ce thème est surtout celui des designers intérieurs…
« Dans le domaine du design intérieur, on a toujours pensé à ça. Lorsque je travaillais au côté de Patrick le Quément chez Renault, on visitait les salons du meuble, notamment à Milan. J’aime bien rappeler que le design automobile est assez particulier car il existe des interfaces entre le design produit (un volant, une commande, un siège, etc.) et l’architecture, car à bord, on rencontre des préoccupations proches de celles que vit l’architecte, comme la lumière, l’impression d’espace, etc. »

En 1972, Renault photographie sa nouvelle R5 dans une maison sans imaginer qu’un jour, l’automobile puisse faire partie intégrante de l’habitat !

Avec le car-bashing dans les villes, le thème ‘carchitecture‘ semble pourtant avoir du plomb fans l’aile ? Regardez ce qu’il se passe à Paris !
« Vous savez, j’aurai pu implanter le studio de design avancé de GAC à Paris, plutôt qu’à Milan. Mais j’aurai été malhonnête par rapport au contrat qu’on m’a demandé. Paris n’est effectivement plus une ville où vous avez envie de penser au design automobile. Je reste cependant optimiste. Il faut quand même se rappeler que la ville ne peut pas se passer de mobilités adaptées et intégrées. Arrêtons de polémiquer : après-tout, si les gens sont parfois obligés d’aller au travail ou de se déplacer en voiture, c’est bien parce qu’on a rejeté les usines et les entreprises hors des villes (l’Ile Seguin et Guyancourt par exemple). Il faut faire la part des choses et mettre tout le monde devant ses responsabilités. »

Vous êtes un optimiste !
« Il est intéressant d’imaginer de façon optimiste la phase prochaine de l’intégration intelligente de l’automobile dans la ville. Aujourd’hui, on est dans la phase du déni : on pense ne pas avoir besoin d’automobile en ville. Or je pense que ce n’est pas possible. Aujourd’hui, on va jusqu’à demander aux architectes qui font des projets urbains de ne pas prévoir de parking dans leur programme. C’est une aberration totale ! » Lire à ce sujet l’interview de l’architecte Manuelle Gautrand ici : https://lignesauto.fr/?p=23685 (ci-dessous, l’un des projets de l’architecte française)

Mais comment revenir à réel équilibre en l’habitat et l’automobile en ville ?
« On est dans une phase que je n’aime pas, celle où les pouvoirs publics rejettent totalement l’automobile. Et donc, pour nourrir les habitants, on voit des forçats au guidon de vélos aller livrer des repas dans les centre-ville. Ce n’est pas une bonne vision de la ville de demain. Cette vision de la ‘ville du tout vélo’ est quasiment discriminatoire. Il en découle une société qui oppose les citoyens. Qu’est-ce qu’on doit concevoir pour que ça marche ? Il existe mille recettes pour une ville en cohérence avec l’automobile. »

Comment peut-on vouloir une ville du futur sans la moindre mobilité automobile, au sens noble du terme ?

« Commençons par imposer dans les projets de nouveaux immeubles des places de parking avec induction. Connectons les immeubles entre eux, avec une sorte d’unité centrale de captation et de redistribution de l’énergie, via l’automobile. J’ai esquissé des idées de véhicules autonomes, compacts, dont la forme du pavillon permet de récupérer l’eau de pluie lorsqu’ils ne sont pas utilisés. Et puis mettons un frein à la pollution visuelle : des vélos en libre-service bardés de logos, de couleurs fluo totalement immondes, jetés en vrac sur les trottoirs, ce n’est pas comme ça que je perçois la ville de demain… »

La ville de demain se doit d’accueillir de nouvelles silhouettes de mobilité intégrées pour le bien-être de tous. ©-Design Renault.

Une ville avec des transports en commun forcément adaptés eux aussi…
« Prenez les bus : ils sont moches, non ? Dans les années 1950, ils étaient superbement dessinés, avec des vitrages sous forme de grandes verrières pour justement profiter de l’architecture des villes. Aujourd’hui, on pourrait imaginer les transports urbains avec des robots taxi qui s’intègrent, qui pourraient capter l’énergie avec des panneaux solaires dans leur peau, et d’autres qui, en plus, nettoient les rues grâce à l’eau captée pendant les pluies. Il faut converger vers cet état d’esprit pour franchir l’étape de demain. »

Revenons au thème ‘carchitecture‘ : il trouvera plus facilement sa place dans les provinces qu’au cœur des villes ?
« Avoir un garage où vous rentrez une ou deux voitures, c’est déjà dans du ‘carchitecture.‘ Pour l’heure, un garage est hélas souvent considéré comme une grande cave. On y gare sa voiture et on y met aussi la tondeuse ou le tuyaux d’arrosage. En plus, il s’agit d’un espace clos, sans vitre et il est juste accolé à la maison. Mais il est là. Et ça commence à changer avec des amoureux de voitures qui traitent leur garage comme une pièce de la maison (ci-dessous), avec des sols spécifiques, esthétiques, et avec le même amour qu’ils le font pour une chambre ou un salon. »

La voiture arrivera dans l’habitat en intégrant d’abord un nouveau type de garage !
« Pourquoi un garage est-il une pièce froide, alors qu’il peut devenir une partie esthétique de la maison ? Les voitures de série aujourd’hui sont quand même plus belles à regarder que celles des années 70-80 ! Je discutent avec des jeunes designers qui se plaignent parfois, mais je peux vous dire que ma génération a connu une période compliquée ! On bossait sur un package de grosse voiture sur des mini roues, des porte-à-faux gigantesques, des technologies d’emboutissage qui ne savaient pas tout emboutir et il y a avait des ampoules avec des cuvelages de phares au gabarit de dingue ! Le designer devait faire rêver tout le monde, mais avec de tels package, c’était perdu d’avance ! »

Le studio de design avancé GAC à Milan dirigé par Stéphane Janin travaille sur des objets de mobilité dédiés pour le déplacement urbain (à gauche : City Pod) ou les livraisons du dernier kilomètre (à droite : City Box)

« Aujourd’hui, une R5, une Polestar et d’autres sont de vrais concept-cars sur roues, avec les bonnes proportions. Je me réfugie peut-être dans des utopies avec mes réflexions mais l’idée est pourtant simple : faire de beaux objets intégrés à la ville (ci-dessus), plutôt qu’une ville qui craint la mobilité automobile intelligente. Il faut se projeter avec optimisme ! »

Et c’est là que l’architecte interviendra peut-être… Il en existe et il en a existé de nombreux qui se sont essayés à l’automobile !
« Oui, c’est peut-être parce que les architectes ont une fascination cachée pour l’automobile. Car l’automobile est d’une manière une petite architecture mobile. On connait les travaux de Le Corbusier dans les années 1930 où il avait participé au concours de la Société de Ingénieurs de l’Automobile. Il y a eu aussi Frank Lloyd Wright (1867-1959), Renzo Piano (1937)… »

Projet d’une voiture minimale proposé par l’architecte Le Corbusier en 1934, lors du concours organisé par la SIA. ©-Document des archives de la Société des Ingénieurs Automobiles.

Zaha Hadid* s’est également essayée au dessin d’automobile (ci-dessous), sans grande efficacité…
« Les architectes ne sont pas souvent très bons, sauf autrefois Le Corbusier sans doute. Mais en règle générale, ils n’arrivent pas toujours à s’approprier l’expression du mouvement, tout ce qu’il y a de romantique derrière la culture de l’automobile. Et puis leurs clients ne sont pas des clients de masse. C’est un peu comme si le designer ne dessinait que des concept-cars ! »
*Zaha Hadid (1950-2016) est une architecte et urbaniste irako-britannique qui reste l’une des grandes figures du courant déconstructiviste. Elle demeure également l’une des architectes les plus récompensées par la profession.

Ajoutons que l’architecte construit en fonction d’un site, en intégrant son projet dans un environnement connu, alors que l’automobile est dynamique. Elle bouge !
« Oui, mais il faut aussi reconnaître que les designers automobiles qui se sont intéressés à l’architecture (Robert Opron, Gaston Juchet et d’autres ont dessiné leur propre maison NDA) n’ont pas toujours réussi. Il y a toujours quelque chose qui cloche. Si vous soumettez mes croquis à un architecte, il va voir ce qui ne va pas, car on ne s’improvise pas architecte ! Nous, designers automobile, nous faisons parfois du mobilier, mais c’est souvent un peu trop stylisé. C’est esthétique, certes, mais nous manquons de culture de l’univers du mobilier, de son histoire et des références à des grands designers. La compréhension du monde de la création demande énormément de pratique. Clairement, il est compliqué de trouver quelqu’un qui maîtrise les deux domaines. »

Le thème ‘carchitecture‘ est sans doute plus facilement applicable en Chine où l’espace est infini, plutôt qu’au Japon où il est restreint ?
« C’est tout l’inverse ! Au Japon, le thème ‘carchitecture‘ est depuis longtemps intégré, notamment à Tokyo où la culture d’architecture fait que le moindre centimètre carré est utilisé intelligemment, y compris pour garer une voiture (Stéphane Janin a travaillé au Japon pour Infiniti NDA). Dans les villes japonaises, la voiture est systématiquement intégrée dans la forme de la maison, comme un Tetris ! Et même si ce n’est qu’une place de parking, c’est en général un endroit parfaitement traité, très fusionnel avec l’habitat. Sur ce point, les Japonais ont envie de bien faire ; c’en est presque joyeux à voir ! Vous avez là-bas la liberté de dessiner votre maison et d’intégrer votre voiture comme vous le voulez, en termes de couleurs, de plans, etc. Et dans le même temps, les transports en communs, comme le métro, sont parfaits. Ils sont en osmose totale avec la mobilité de cette plus grande mégapole du monde. »

Les “keijidōsha” japonaises – ou Kei Cars – de petit gabarit permettent leur meilleure intégration urbaine dans, ou au côté de l’habitat. A Tokyo, l’usager peut également compter sur un métro efficace.

Et en Chine que vous connaissez bien puisque vous travaillez aujourd’hui pour le constructeur GAC ?
« C’est plus compliqué en Chine car l’automobile est encore considérée comme un produit de luxe, surtout dans les grandes agglomérations comme Shanghai. Pour pouvoir acheter une voiture là-bas, il faut d’abord payer un droit. Si les ventes de voitures électriques explosent, c’est parce qu’elles sont dispensées de ce droit d’accès à la mobilité automobile. On peut dire qu’en Chine, on ne parle pas de ‘carchitecture‘ mais de ‘car-urbanisme’ car ils fusionnent tout ça en imposant des règles strictes au peuple. Dans les faits, la Chine réduit sa pollution, de façon sans doute agressive, mais mine de rien, ils avancent avec cette culture imposée du temps long qui semble manquer à l’Europe. »

TROIS BONUS LIGNES/auto ci-dessous

BONUS 1: relisez l’interview de Stéphane Janin, directeur du studio de design avancé du constructeur GAC, à Milan

BONUS 2 : revivez l’histoire du concept-car SymbioZ de Renault

BONUS 3 : il y a presque 4 ans, Citroën levait le voile sur sa vision de la mobilité urbaine à la carte.
Vidéo ci-dessous

Next Post

"Bon anniversaire Monsieur Le Quément" LIGNES/auto vous offre le PDF de sa carrière chez Renault

Quand on passe le cap d’une nouvelle dizaine au compteur de la vie, on le célèbre comme il se doit. Patrick le Quément pourrait profiter aujourd’hui d’une retraite largement méritée après une vie de designer, lui qui a peu à peu gravi les échelons avec des périodes joyeuses, et d’autres […]

Subscribe US Now