Voici les coulisses d’un bureau de design avancé implanté en Italie, annexe européenne du constructeur chinois GAC, et dirigé par un designer Français. De Milan à Guangzhou, Stéphane Janin, entre autres ex-responsable des concept-cars chez Renault, nous guide dans un lieu magique aux méthodes surprenantes.
Mais avant d’ouvrir le micro, commençons par expliquer qui est ce constructeur chinois. GAC (Guangzhou Automobile Group) a été fondé en juin 1997. Son siège est implanté à Zhujiang New Town, Guangzhou, en Chine. C’est un constructeur automobile coté aux bourses de Hong Kong et de Shanghai. Ses principales activités couvrent six secteurs : la R&D, les véhicules, les pièces et composants, les services commerciaux, les services financiers et les services de mobilité.
L’objectif du groupe, qui emploie actuellement 113 000 personnes, est de se transformer en une entreprise basée sur la technologie, et d’ampleur mondiale. Les équipes de conception et de design sont regroupées dans des studios à Guangzhou (siège social), Shanghai, Los Angeles et Milan (premier centre en Europe). Ce dernier est destiné à consolider la tradition du groupe en matière de design. Cet espace innovant ci-dessous est situé dans le quartier du design de la Via Tortona à Milan
INTERVIEW STÉPHANE JANIN
Pour un confort de lecture encore meilleur, téléchargez le PDF de l’interview, ci-dessous, avec un bonus en plus !
En 2022, après 24 ans passés chez Renault puis dans l’Alliance Renault-Nissan, vous décidez de partir pour d’autres horizons. Une lassitude ?
« Je n’avais pas vraiment l’intention de partir. La période de la Covid a quand même chamboulé pas mal notre univers. A ce moment-là, ma famille et moi étions au Japon (Infiniti NDA) et on y était bien. Quand on est rentré à Paris pour retourner chez Renault, on a senti que la marque était à la fin d’un cycle. Déjà, quand Patrick le Quément est parti (2009 NDA), je me suis posé la question : est-ce que je pars aussi ? Je suis resté car Laurens van den Acker était jeune et il venait de chez Mazda. J’ai donc dû prouver à nouveau mes compétences en repartant de zéro. Et puis Luca de Meo est arrivé avec Gilles Vidal, et je n’avais pas envie de tout recommencer chez un constructeur que je connaissais si bien. Les gens étaient adorables, et ça aurait sans doute fonctionné, mais moi je ne le sentais pas. »
GAC est pratiquement inconnu du grand public en France. Et pour vous à l’époque ?
« Je ne connaissais pas GAC, mais je discutais avec le milieu en esquissant l’envie de partir. Et puis on m’a dit que je devrais contacter Zhang Fan – le responsable du design du groupe GAC- qui cherchait à recruter. GAC avait depuis 2018 investi dans un studio de design avancé à Los Angeles, dirigé par Pontus Fontaeus que je connaissais puisqu’il a travaillé au design Renault. »
Et donc, après les USA, GAC vise l’Europe avec un autre centre de design avancé ?
« Les constructeurs chinois veulent aller à l’international, c’est logique. GAC n’a pas encore acté une stratégie pour l’Europe, mais ils se sont dit que s’ils voulaient vendre des voitures ici, ce serait bien d’avoir un studio de design européen. C’est quand même le moyen d’avoir des designers qui ont d’autres expériences que ceux de Canton (où est implanté le siège de GAC en Chine NDA), sans avoir besoin de s’installer en Chine. Zhang Fan était bien conscient de ça car il a vécu en Europe en travaillant chez Mercedes. »
Comment le choix de l’Italie et de Milan s’est-il opéré ? Pourquoi pas Turin avec un réseau dense de sous-traitants ?
« En fait, la direction était plutôt partante pour Munich. Il y a là-bas Nio entre autres et pas mal de sous-traitance également. Et pour les dirigeants, Munich c’est BMW, et Ingolstadt n’est pas loin. En plus, la Chine et l’Allemagne ont des liens commerciaux assez forts et ça les rassurait. »
Mais vous n’aimez peut-être pas la cuisine Allemande, alors…
« …ma femme est Allemande ! Mais elle ne voulait pas retourner en Allemagne. Et puis ils m’ont demandé où je voulais aller. Turin était une option. Il y a là-bas Changan côté Chine, avec Bertrand Bach aux commandes du design et avec qui je suis allé à l’école. A Turin, il y a également toute la galaxie italienne de Stellantis, et beaucoup de sous-traitance. Mais je voulais quelque chose de différent. L’automobile a changé. Ses racines de performances, de vitesse et de tout ce que l’on a connu adolescent s’éloignent de plus en plus. On se dirige vers un autre besoin d’automobile. Je voulais donc leur proposer des villes plus stimulantes, et pas seulement des ‘villes automobiles’. J’aurais pu choisir Copenhague, où encore Lisbonne. En fait, je cherchais une ville avec une forte émulation créative au sens large. C’était ça le plan. »
Vous choisissez alors Milan pour implanter ce studio de design avancé. Mais dans un endroit très spécial. Faites-nous le visiter !
« Milan, c’est la capitale du design et de la mode. Cette approche a convaincu la direction. Le studio est au 16 de la rue Tortona. Il est au rez-de-chaussée d’un immeuble et on a investi l’ancien appartement du photographe milanais Giovanni Gastel (décédé en 2021 NDA). On a voulu conserver les lieux en l’état, une sorte de grand loft, comme pour sentir l’énergie qui s’y dégage. Lorsqu’on est arrivé, on a juste apporté nos meubles. L’idée était vraiment de s’installer dans la communauté créative de la ville, se glisser là sans bruit ni fureur… Nous ne sommes pas seuls ici, il y a une agence de mannequins dans la cour, et pas mal d’annexes événementielles dans la rue et le siège d’Armani est à deux minutes… »
Comment fonctionnez-vous dans ce studio plutôt inédit ?
« Il s’agit vraiment d’une nouvelle génération de studio de design. L’équipe est constituée de jeunes designers pour la majorité. Chacun n’a besoin que d’un ordinateur et ils font un boulot de dingue, là où il fallait 50 personnes avant ! Autour de la table où on est installés, je suis comme un designer qui a son agence, comme un consultant. J’accompagne le design en direct avec eux. Il n’y a pas d’interminable revue ou de réunion. On conçoit, et on conçoit juste. Lorsqu’on nous demande de travailler sur un projet, on attaque directement, on interagit ensemble, je gère en temps réel et c’est inédit. Je n’ai jamais connu ça avant.
Au final, quel travail livre le studio ? Seulement du numérique ou vous incluez la maquette physique ?
« Au final, on délivre un produit prêt à être fraisé, ou fabriqué. De ce studio, il ne part que des fichiers numériques, comme partout ailleurs, car la maturité numérique est là dans tous les studios du monde. Quant à l’usinage en mousse ou Clay, à l’échelle 1/1, on aime bien, mais nous n’en avons pas toujours besoin. C’est aussi plus de budget, plus de temps, plus de contraintes. »
Sur les différents concepts que vous avez dévoilés depuis la naissance du studio en 2022, quels sont ceux qui existent en physique ?
« Évidemment, tout ce qu’on a montré existe d’abord en numérique, mais certains projets ont été portés à l’échelle 1/1 comme la Barchetta qui est dans le studio. Le Van est quant à lui réalisé à échelle réduite, avec plusieurs maquettes de l’intérieur, alors que le concept-car ERA est à l’échelle 1/1, fonctionnel et roulant. »
Son design extérieur a été conçu par votre studio ?
« Oui, et c’est le studio californien dirigé par Pontus qui en a géré l’intérieur. On a fourni la numérisation du projet, et au départ, je voulais réaliser une maquette échelle 1/1 avec la sous-traitance. Mais les coûts sont tellement élevés qu’on se déplace finalement en Chine. GAC a donc usiné une Clay et le designer en charge du projet est parti pour suivre l’opération. Ensuite, GAC a lancé la fabrication du concept-car chez les sous-traitants, et je suis parti quelques jours à Shanghai lors de la phase du montage en blanc. »
C’est un peu le même schéma que lorsque vous étiez chez Renault avec les déplacements à Turin chez le sous-traitant G-Studio ?
« Pas vraiment car à l’époque que vous évoquez, les allers-retours entre Guyancourt et Turin étaient nombreux ! La maturité numérique dont je faisais écho plus haut est telle qu’il n’est plus nécessaire de se déplacer sans cesse. Deux voyages suffisent pour suivre et valider l’intégralité du projet. »
J’ai toujours un peu de mal à imaginer que, malgré la maturité numérique dont vous parlez, le physique va peu à peu disparaître…
« Il est clair qu’auparavant, la carrière d’un designer passait par cette phase. Mais la nouvelle génération a un autre logiciel dans la tête lorsqu’elle arrive ici. Chez beaucoup de constructeurs, il demeure une sorte de romantisme du designer qui est là avec son tape, avec toute une équipe autour de lui, des modeleurs physiques ou 3D… Il y a une sorte de parade dans cette ambiance, avec tout un staff présent, une grande pièce où trône au milieu la maquette échelle 1/1 en Clay qui coûte une fortune, et qui est surprotégée par des sas, des badges… Ce fantasme quasi-romantique est né avec Harley Earl à la G.M. Je comprends pour l’avoir vécu cette subtilité du travail et il n’est absolument pas question de renier tout ça, mais le monde change… »
C’est-à-dire ?
« Les jeunes designers ici dans le studio sont comme des cinéastes, ils ont passé des heures à ingurgiter de l’animation et ils sont capables de réaliser leurs propres films d’animation design. C’est ça qui les fait vibrer. Les jeunes ont basculé dans un autre univers où ils prennent plaisir à réaliser des court-métrages avec leur projet. Ils vont bien au-delà de la seule création stylistique. »
Comment avez-vous composé votre équipe ?
« Au total, nous sommes une vingtaine. Je n’ai quasiment que des créatifs. J’ai trois modeleurs 3D sur Alias, dont l’un – Slimane Toubal – est également expert en modelage physique. Je l’ai intégré à l’équipe car il sait tout faire, et je reste sur l’objectif premier d’être très réactif . Si demain j’ai besoin de fraiser une Clay quelques part, Slimane est l’homme de la situation. Je l’ai connu en 2001 dans le studio Renault implanté à Barcelone. Ces trois modeleurs sont accompagnés des autres créatifs qui travaillent directement avec Blender*. »
*Blender est un logiciel de modélisation, d’animation par ordinateur et de rendu en 3D. Il est né en 1994 et actuellement développé par la Fondation Blender. Ce logiciel est reconnu par les entreprises du secteur de l’animation 3D, comme Epic Games, Ubisoft et NVIDIA. Mais aussi, comme on le voit, par certains studios de design…
Comment travaille cette génération « Blender » ?
« Ces designers sont comme tous les designers : des créateurs avant-tout. Ils attaquent leur projet directement sur le numérique. Ils sont tout de suite sur l’écran, parfois même en sautant l’étape du dessin et passent directement par la numérisation. Les étudiants des écoles comme Strate ou autre sont tous comme ça désormais ! Il faut comprendre que notre studio Milanais, c’est un peu « l’agence tous risques » car ici, tout le monde a une spécialité, mais tout le monde sait aussi un peu tout faire ! »
Votre studio peut-il également accueillir des designers de centre de design de la maison mère ?
« Oui, on en a déjà eu quatre pour une durée de deux mois. Ici, on a la place pour en recevoir simultanément deux ou trois… »
Et je remarque aussi que Yann Jarsallé – ex-Renault-, a rejoint l’équipe.
« Je l’ai fait venir après avoir sécurisé le studio à sa naissance. Il est officiellement le numéro 2 du studio, mais on se connait très bien et en fait, on dirige le studio à deux. »
GAC a créé la marque Aion pour produire des véhicules 100% électriques. Les rumeurs font état d’une arrivée en Europe d’ici 2025. Votre studio est là pour accompagner cette arrivée ?
« Non, ce n’est pas l’objectif du studio. Notre mission aujourd’hui est de renforcer GAC parce qu’ils sont encore assez faible en image de marque. Le studio à Los Angeles (ci-dessous) est plus orienté vers la marque Aion, mais si cette dernière arrivait demain en Europe, on verrait, car pour l’heure, il n’y a rien d’écrit. »
Ce studio se limite à de l’avance de phase pour GAC ?
« Non, on travaille beaucoup plus sur la série que sur les concepts. Toutefois, j’ai inventé les projets Car Culture, issus de travaux personnels lors de nos temps libres et des week-end. Ils sont là pour que les gars dans l’équipe puissent s’éclater ! Alors travailler pour la série, ça ne me pose pas de problème, dès lors qu’on nous laisse réaliser ces projets en parallèle. L’équipe est très professionnelle, très créative et GAC trouve aussi son intérêt dans ces travaux libres. »
J’imagine quand même que le planning 2025-2030 est déjà lancé pour vous ?
« Il ne faut pas raisonner ainsi. Les Chinois naviguent un peu à vue. Attention, je ne dis pas ça dans le sens négatif, mais ils ont une faculté de grande réactivité. Et ils sont tellement réactifs qu’ils ne s’inquiètent jamais, car ils sont capables de sortir une voiture en deux ans ! Alors nous sommes parfaitement outillés pour ça avec nos jeunes qui bossent sur Blender. Avec des process à l’ancienne, on ne pourrait pas suivre ! »
Deux ans pour sortir une voiture, vraiment ?
« Je parle de la série, oui. C’est encore plus rapide pour les concept-cars. Pour ERA, on l’a dessiné et créé en quelques semaines. Les datas ont été livrés en août pour un concept-car présenté en novembre ! Moi-même j’étais épaté par les délais. Pour la série, si on excepte la durée de l’avance de phase, les anciennes organisations demandent toujours trois ans de travail chez les concurrents. Les constructeurs Chinois sont plus performants en termes de délai, clairement. Mais ça s’explique aussi par le fait qu’ils peuvent se permettre un loupé, alors que les constructeurs européens par exemple n’ont pas le droit à l’erreur, car le moindre loupé serait catastrophique. Peu à peu, les constructeurs chinois vont se trouver confrontés à des renouvellements capitaux. Peut-être qu’ils mettront plus de temps, notamment dans la phase de réflexion, chronophage, et alors on convergera tous. »
Vous vous déplacez souvent en Chine ?
« C’est en moyenne trois fois par an, mais ça peut monter en fonction des programmes. Nous y allons principalement pour le nouvel an Chinois, pour le salon à Pékin ou Shanghai en avril, et en novembre pour celui de Guangzhou. »
Lors de votre long passage dans le groupe Renault et l’Alliance, vous avez principalement travaillé sur l’avance de phase. La voiture de série, ce n’est pas votre truc ?
« On m’a déjà dit que l’on n’est pas un vrai designer si on n’a pas fait de voiture de série ! Mais contrairement aux idées reçues, j’en ai fait ! Avant l’arrivée d’Antony Lo chez Renault (aujourd’hui chez Ford NDA), j’ai dirigé des équipes de designers extérieurs. On se partageait le travail avec Éric Diemert et Antony Villain. J’ai fait de la série pendant 5 ans, avec les Scénic, Espace, etc. sauf que c’est un peu un travail de l’ombre. En tous les cas plus que pour les programmes de concept-cars où vous êtes rapidement identifié. Mais franchement, je n’ai pas la nécessité de me réaliser à travers une voiture de série. Le design est un style de vie, ce n’est pas une finalité. C’est un état d’esprit… »
Puisque votre équipe est (très) jeune, parlons de ce qui les anime sans doute : l’intelligence artificielle. Va-t-elle remplacer les designers ?
« Je vais vous répondre franchement : je ne sais pas ! En revanche, je peux vous dire qu’en Chine, ils investissent beaucoup là-dedans. L’état des lieux aujourd’hui, c’est que l’I.A. va d’abord être un outil d’amélioration de la productivité. Et si on n’évoque pas encore la création, c’est un peu pour se rassurer dans un premier temps. Ca va tellement vite, que même moi je n’arrive pas à discerner jusqu’où l’IA peut aller. »
L’I.A. vit avec ce que l’humain a bien voulu lui injecter comme mémoire. Alors arrivera-t-elle à créer ?
« Finalement, l’esprit humain a fait la même chose, de l’état de bébé qui est une éponge avec tout ce qu’on lui inculque et, adulte, il finit par créer. Est-ce que la machine pourrait faire de même ? Par exemple, si je me nourris en tant qu’humain des peintures de Picasso, elles vont rester quelque part dans mon cerveau. Et finalement, sans le vouloir, est-ce que ça ne deviendrait pas une source d’inspiration, sans que je le veuille vraiment ? »
L’I.A intrigue, fait peur ou au contraire motive…
« Certains designers, pas seulement automobile, ont un esprit créatif que j’appellerai instinctif : ils sentent l’air du temps. Peut-être qu’une machine peut déconstruire ce processus et le refaire ? La question à poser est, si tu aimes bien cuisiner, est-ce que tu laisseras l’IA cuisiner à ta place ? La réponse est non. Nous, designers, on n’y trouve aucun intérêt lorsqu’on aime dessiner. C’est le problème du sens de la vie. »
Mais devant la potentialité de réduire le nombre de designers grâce à l’I.A, l’inquiétude est légitime !
« Certes, si les patrons du Product planning te disent « on n’a plus besoin de designers », on est tous morts. Je décale alors le problème : le gars du Product planning compile des études, des graphiques, des enquêtes et ce boulot aussi, l’IA pourrait le faire, voire mieux encore. Alors je dis aux jeunes designers, ne vous laissez pas embarquer dans cette crainte. Les designers sont finalement beaucoup moins en danger que les autres, car cette part de créativité, c’est une valeur ajoutée qui assume qu’une voiture a été pensée, dessinée et créée par des humains, plutôt que par l’IA. Alors ce qu’il faudra dire aux personnes qui voudront nous remplacer, c’est qu’elles-mêmes pourront être remplacées par une machine. Même un grand patron… »