INTERVIEW – Philip Nemeth. C’est la rentrée, parlons de la formation des designers

Philip Nemeth a été responsable de la section Transport Design à Strate pendant 8 ans, il assure des cours dans les écoles Rubika-ISD à Valenciennes (et en Inde), à la SDS “The Sustainable Design School” (dont Patrick Le Quément est l’un des fondateurs) et est commissaire de l’expo des concept-cars du Festival Automobile International. Il est également à la tête de sa société Philip Nemeth Consulting. Il est l’intervenant idéal pour aborder la formation des designers dans les écoles françaises et évoquer d’autres aspects du métier de designer.

LIGNES/auto : Peut-on dire aujourd’hui que la formation des élèves au métier de designer automobile est bonne en France ?
Philip Nemeth : « Oui, je pense sincèrement qu’elle est de qualité. Il y a de très bonnes écoles en France dont l’Ensaama, Strate, Rubika-ISD, Créapole ou encore SDS « The Sustainable Design School » (*)

Vous connaissez particulièrement bien Strate pour y avoir géré la formation design transport pendant huit ans !
P.N. : « L’atout de Strate, c’est son ancienneté avec un réseau établi et de nombreux diplômés de l’école qui œuvrent aujourd’hui à la tête de centres de design partout dans le monde. Et Strate peut désormais compter sur ses accords « cadres » avec Renault.»

Faut-il encore parler de formation « design transport » ?
P.N. : « Non, ces formations s’ouvrent désormais vers l’extérieur, il est désormais plus juste d’accepter qu’on ne parle plus de ‘transport’ » mais de ‘mobilité’. »

On parle beaucoup de l’ISD (Rubika) de Valenciennes. Quels sont ses atouts ?
P.N. : « J’y ai tenu le rôle de directeur des études pendant un an. Aujourd’hui, Rubika-ISD à Valenciennes est la conjonction de trois grandes écoles, dont l’une a une renommée mondiale dans la formation à la création des jeux vidéo, et une autre est spécialisée dans le cinéma d’animation. Dans ce que l’on appelle là-bas la « serre numérique », l’école est en train de refondre ses différentes formations et développe un tronc commun afin de mixer les jeunes qui veulent concevoir des jeux vidéo et ceux qui veulent dessiner des voitures. Tout n’est pas encore totalement rodé, mais cette mutualisation est extraordinaire. »

Laurens van den Acker (à droite photo ci-dessous), patron du design Renault, disait avoir des difficultés à embaucher des designers pour les IHM. Ces jeunes plutôt orientés vers la vidéo ne correspondent-ils pas idéalement à ce travail ?
P.N. : « Tout à fait. Pour créer les IHM (interfaces homme-machine) dans l’univers automobile, il est bon d’avoir dans ses équipes des jeunes qui ont cette sensibilité des jeux vidéo, notamment pour le design d’interaction. Renault l’a d’ores et déjà senti en puisant dans ce vivier-là plutôt que dans celui des designers auto.

Ce n’est pas le même métier pour ces jeunes qui ont fait le choix de l’univers des jeux vidéo ?
P.N. : « C’est aussi compliqué pour les constructeurs de trouver des candidats, que d’expliquer aux étudiants de première ou deuxième année en jeux vidéo que leurs employeurs potentiels pourraient être un constructeur automobile ! »

Peut-on dire que le domaine de l’IHM est devenu incontournable et rejoint en compétences les studios de design extérieur, ceux de l’intérieur et ceux des couleurs et matières ?
P.N. : « C’est effectivement une entité nouvelle mais absolument indispensable désormais. Les bureaux de design ne ressemblent plus du tout à ceux d’il y a seulement trente ans en arrière ! Pour schématiser, à cette époque, les meilleurs designers exécutaient le design extérieur, les moins bons s’occupaient de l’intérieur et les couleurs matières étaient déléguées aux deux ou trois femmes présentes, en toute fin de process. »(NB : il s’agit d’une caricature ici, bien entendu !)

Un changement radical mais logique…
P.N. : « Oui, et ça change tout. Je prends l’exemple du concept-car Peugeot Fractal (ci-dessous) où le point de départ du projet, c’est la matière et le son. Le designer inter est alors plus mis en avant que son collègue de l’exter ! »

Existe-t-il des formations pour les designers ‘couleurs et matières’ ?
P.N. : « Non, et c’est tant mieux ! Il ne faut pas les formater. Ces personnes viennent d’horizons différents et pas forcément de l’univers automobile. C’est leur force. »

Les designers extérieurs qui sortent des écoles me semblent au contraire très formatés ?
P.N. : « Oui, mais on sait quand même repérer les pointures ! Et puis pour être sélectionné pour un stage ou un job chez un constructeur, tout repose sur le portfolio. Et le sésame d’entrée, c’est un portfolio graphiquement élaboré. Pour un stage, la sélection se fait en une minute à peine, le temps de survoler le dossier. Les élèves graphiquement supérieurs ont forcément plus de chance d’avoir le poste ! »

C’est quand même regrettable, car le métier de designer, ce n’est pas que le dessin, c’est l’audace d’un concept, une vision claire de la mobilité…
P.N. : « C’est tout à fait dommage effectivement. J’ai récemment vu un jeune en troisième années à Valenciennes (Rubika-ISD) dont j’ai trouvé le travail extraordinaire par son ouverture d’esprit, sa capacité à présenter des scénarios, son altruisme. Je l’ai félicité et il m’a regardé étonné, car il venait de voir un designer d’un équipementier pour un stage qui lui a dit qu’il n’était graphiquement pas au point, et qu’il n’avait pas sa place dans l’industrie. J’ai trouvé ça dingue !»

On pourrait penser qu’un étudiant se ferait remarquer par sa qualité visionnaire et conceptuelle, plutôt que par la beauté de son dessin ?
P.N. : « L’industrie automobile est en flux tendu, et lorsqu’elle cherche un stagiaire, il doit être prêt à l’emploi, capable de faire de la 3D immédiatement. Il y a effectivement peu de place pour les étudiants plus ouverts d’esprit. Personnellement, j’aime le dessin, le bon dessin, pas formaté, pas retouché par Photoshop. Mais les designers qui choisissent parfois les stagiaires sont de l’ancienne génération. Ce n’est pas péjoratif, mais ces designers ont tendance à négliger ce type de portfolio, cette approche beaucoup plus ouverte. C’est toujours comme ça, et c’est malheureux car il y a de la place pour ces étudiants moins technique mais qui sortent du moule et ont une vraie approche « mobilité ». Pourtant, le designer qui débute est souvent embauché pour ses seules qualités graphiques. »

Nous avons évoqué Strate, l’ISD mais pouvez-vous nous parler de SDS (*) créée récemment et dont l’un des fondateurs est Patrick Le Quément . Vous y travaillez ?
P.N. : « Peu de temps après avoir quitté Strate, Maurille Larivière qui avait été directeur pédagogique de Strate pendant dix-huit ans, m’a embauché comme professeur de dessin au tout début de l’aventure de l’école SDS. J’ai assuré la première année le rôle de directeur des études à SDS. Ensuite, j’ai enseigné de façon partielle, sans être permanent. »

C’est une école à mettre sur la liste des prétendants au métier de designer automobile ?
P.N. : « C’est une école quelque peu différente. Son système forme en cinq années, non pas des designers automobiles, mais des designers « globaux » qui ont une vocation à travailler dans l’innovation, avec cette ambition « sustainable » qui les pousse à intégrer une dimension environnementale. Son atout, c’est d’accepter des designers venant de différents horizons, y compris de l’univers du marketing ou de l’ingénierie. Il y a dans cette école une grande mixité. En outre, tous les étudiants sont invités à des partenariats, dès la première année, sans attendre deux ou trois ans. Cette transversalité est très intéressante. »

Marc Van Peteghem qui fait partie des trois fondateurs avec Le Quément et Larivière, est un grand architecte naval. SDS aurait-elle pu devenir une école de design naval ?
P.N. : « C’est vrai que beaucoup de personnes me demandent s’il y a une dimension design naval ici. Mais ce qui est paradoxal, c’est que Marc van Peteghem ne l’a, me semble-t-il pas forcément souhaité, alors que c’était une réflexion au tout début, lorsqu’il s’est agi de créer l’école. »

Une école de design naval existe-t-elle en France ?
P.N. : « A ma connaissance, non… L’ISD a un partenariat avec une école en Italie qui dispose d’une formation spécifique dans ce milieu. »

L’univers du « design transport » n’est plus le même qu’auparavant. SDS doit en profiter avec son ouverture vers le design sustainable !?
P.N. : « Les formations « design transport » à Rubika-ISD ou encore à Strate sont aujourd’hui beaucoup plus ouvertes vers la problématique de la mobilité, et les étudiants font finalement peu de voitures !  Ce qui est paradoxal, c’est que dans l’école SDS où je donne des cours de dessin, il y a un certain nombre d’étudiants qui dessinent des voitures. Je leur demande pourquoi ils se sont inscrits dans cette école, et souvent ils me disent que c’est parce qu’il y a Patrick Le Quément ! (ci-dessous, dans son bureau à l’époque Renault) »

La compétition entre les étudiants en ‘design produit’ et en ‘design transport’ existe-t-elle encore ?
P.N. : « Un designer transport a forcément une dimension dynamique dans son projet que n’a généralement pas un designer produit. Mais pour autant, je suis le premier à dire qu’il est plus intéressant de suivre les designers produit. Les étudiants en design transport veulent pour la majorité d’entre eux dessiner des extérieurs de voiture. C’est typiquement le cas en Inde ! »

Vous donnez justement des cours en Inde pour Rubika-ISD. C’est un univers très différent de l’Europe.
P.N. : « Les formations en Inde sont celles que l’on voyait en Europe voici une trentaine d’années. Les gamins sont focalisés sur le design extérieur et passent leurs journées à dessiner des silhouettes extérieures sans se soucier de l’intérieur. C’est étonnant parce que comme les Chinois, les Indiens font beaucoup de covoiturage, et lorsqu’ils achètent une voiture, ils s’assoient d’abord à l’arrière ! Mais pour accéder à l’automobile en Inde, les voitures font quatre mètres (pour des question fiscales) et ont une silhouette tricorps. Ça donne des petites voitures pas très gracieuses. Par contre, les étudiants indiens sont sans aucun doute les plus mordus de bagnole. Un étudiant indien connaît par exemple une marque comme Koenigsegg ! Ils sont très ‘vroum-vroum’… Pour en revenir aux formations, Strate a sans doute été la première école qui a ,voici 20 ans, cassé cette dynamique, ce côté « bagnoleux », en s’ouvrant réellement au design produit. »

Parlons des liens qui existent entre les écoles et les bureaux de design. Je prends l’exemple de l’école de Pforzheim ( https://www.hs-pforzheim.de) en Allemagne qui semble former des designers pour les seuls constructeurs allemands !
P.N. : « Oui, je suis intimement convaincu qu’il a une passerelle directe, car les designers sortis de cette école sont prêts à l’emploi, comme le veut une certaine exigence germanique. Par contre, nous avons eu souvent des studios de design de constructeurs Allemands qui demandaient à Strate quelques stagiaires, autres que ceux de Pforzheim, pour disposer d’étudiants qui sortent du moule ! »

Pouvez-vous nous parler des cours que vous dispensez ?
P.N. : « Ce que j’aime, c’est donner des sujets qui poussent les étudiants à ouvrir leur esprit. Par exemple, avec le thème de « l’éloge de la lenteur ». Il y a vingt ans, si on avait un peu d’argent, on pouvait aller à New York en 3h30. Aujourd’hui, on ne peut plus le faire et donc on accepte de doubler le temps de trajet. Cela doit avoir un impact sur le design. Je pousse également les étudiants à dépasser l’univers du simple style pour regarder l’architecture automobile, jusqu’au process de fabrication. Il est bon qu’un designer soit au courant de ces process industriels pour acquérir encore plus de légitimité auprès des ingénieurs. »

Le métier du designer a changé. Le styliste participait au modelage de maquettes en plâtre ! Une époque révolue. Aujourd’hui, il n’est plus question de sculpture…
P.N. : « Ce qu’il y a de plus important dans la formation des étudiants, c’est de leur faire comprendre que le rôle du designer est d’ouvrir ses cinq sens. La perception humaine est fondamentale dans ce métier. Michel Harmand (designer Citroën, 1934-2004) -ci dessous- qui a longtemps enseigné son art à Strate, avait cette approche de la sculpture qui a largement influencé les premiers designers de Strate. Il était question de maitrise de la forme, de la surface, des proportions. C’était de la sculpture, mais ce type de cours n’a plus lieu nulle part, pas même à Strate, me semble-t-il. »

Logique, les modeleurs 3D assistent désormais la majorité des designers dans leurs tâches…
P.N. : « Il y a la spécificité de l’objet automobile, en termes de volumes, de proportions et de masses. Mais il y a aussi la spécificité de l’œil du designer qui doit savoir « lire » une maquette en clay. Ces compétences devraient venir en complément d’une formation. »

Le regretté Gérard Welter et ses mains de sculpteur, c’est donc une époque révolue ?
P.N. : « Je pense que c’est regrettable oui. Ce n’est pas parce que l’on collabore avec les modeleurs numériques qu’on ne peut pas être empreint de la magie de la voiture bien proportionnée, bien balancée. Et ça, ça doit rester la spécificité du designer automobile que ne possède pas le designer produit. Ce petit quelque chose inqualifiable qui concerne un objet en mouvement. Revenir à la sculpture est quelque chose d’indispensable ! »

(*) Liens pour accéder aux différents sites des écoles :
Ensaama : http://ensaama.net/site/
Strate : https://www.strate.design
Rubika-ISD : https://rubika-edu.com
Créapole : http://www.creapole.fr/ecole-design.html
SDS « Sustainable Design School » : http://www.the-sds.com/fr/ecole/

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