La longue interview de Gilles Vidal qui s’exprime sur un futur qui va bouleverser nos habitudes d’automobilistes.
Conseil de lecture : passez sur le grand écran de votre ordi, plutôt que sur votre Smartphone : certaines illustrations de style fournies par Peugeot Design sont inédites !
On peut être auvergnat et ne pas être avare de créativité, de génie et d’un savoir-faire que d’autres envient… Gilles Vidal, qui a commencé sa carrière au design Citroën en 1996, fêtera l’année prochaine ses dix ans à la tête du design Peugeot. Que de chemin parcouru ! Et surtout, quelle évolution dans le style du Lion qui a retrouvé ses crocs, notamment depuis le renouvellement de la gamme avec la 3008 de 2016. Mais ce n’est qu’une étape…
Dans ce long entretien, vous apprendrez que Peugeot débauche chez Canal+, que la 2008 n’est pas une copie de la 3008 et que cette dernière en a surpris plus d’un en interne par son succès. Commençons avec les étudiants, les designers, l’équipe…
LIGNES/auto : avant de parler de dessins, de tôle et de créativité, parlons des femmes et des hommes du design Peugeot. Comment les conserver dans son équipe après un succès tel que le duo 3008/5008 ?
Gilles Vidal : « Un designer va regarder trois choses : l’ambiance du travail au quotidien comme le plaisir qu’il éprouve à travailler dans l’équipe, le salaire mais aussi l’endroit où il vit. Évidemment, chacun met ses priorités où il l’entend ! Mais nous avons la chance d’être à Paris, et ça compte beaucoup ! Bien sûr, nous jouons sur l’excellente ambiance dans le bureau de design, sur l’esprit de famille qui règne dans le studio. Cela reste un lieu où il y a finalement peu de personnes. »
Concrètement, le studio compte combien de créatifs purs ?
G.V. : « Nous avons une petite quinzaine de designers extérieurs, un tout petit peu moins au style intérieur. C’est très peu mais bien sûr, il faut ajouter tout le staff des modeleurs 3D ou modeleurs physiques, le studio des couleurs et matières et puis l’entité qui compte pratiquement autant de personnes et qui est dédiée aux IHM et écrans, une nouvelle cellule qui compte des designers d’interface… »
… mais ce sont des designers qui ne viennent pas de formations de designers ‘transport’ ?
G.V. : « c’est une cellule que nous avons dû créer. Nous avons inventé ce nouveau métier pour l’automobile. Ca n’existait pas avant et nous avons croisé différents talents avec des webdesigners, des graphistes, des « motion-designers »…
Vous allez les chercher dans l’univers du jeu vidéo ?
G.V. : « Oui, et dans d’autres univers également. Nous avons par exemple débauché un spécialiste du jingle vidéo et du « motion design » de Canal+, ou encore un spécialiste des effets spéciaux de chez Pixar ! Nous avons aussi des « codeurs » plutôt costauds, sachant que lorsque vous plongez dans l’univers de Peugeot à travers le graphisme des nouvelles instrumentations numériques, vous pouvez visionner jusqu’à 600 pages différentes ! Il faut alors créer un design cohérent et surtout intuitif. »
On ne dispose quand même pas de 600 pages dans une petite 208 !?
G.V. « Si, mais évidemment, le client n’expérimente jamais cette quantité d’informations ou de réglages, mais la richesse est bien là… »
Pour revenir aux designers créatifs du style ‘exter’ ou ‘inter’, embauchez-vous actuellement ?
G.V. : « Non, nous sommes plutôt stables, tout comme chez DS, Citroën ou Opel. Mais il peut y avoir du turn-over. Alors nous allons chercher de jeunes talents plutôt que de débaucher des designers expérimentés. »
Pourquoi ? De jeunes recrues sortent des écoles peut-être trop formatées ?
G.V. : « Justement, nous anticipons en identifiant dès la 3eannée d’étude (des études de 5 ans NDA) le potentiel et surtout l’état d’esprit participatif de l’étudiant. Chez nous, le but du designer n’est pas de gagner un projet personnel, mais de participer ensemble au projet. Si l’étudiant à cette ouverture d’esprit, on peut le suivre en 4eet 5e année et là, nous sommes à peu près sûr de notre coup. »
Revenons au point de départ de la nouvelle identité et du renouvellement de gamme : la 3008. Elle a été étudiée dans un contexte compliqué, au début des années 2010 et de la crise chez PSA. Avec des ondes négatives… Etait-ce difficile de travailler sereinement ?
G.V. : « Au design nous avons bien conscience des enjeux de l’entreprise et de chacun des projets que nous menons. Nous ne sommes pas dans notre bulle, hermétiques aux pressions… Mais cela ne nous affecte jamais négativement. Les designers sont des enthousiastes, des personnes positives avec toujours cette envie de progrès ! Alors nous avons mené ce programme au mieux. »
Maxime Picat, alors patron de la marque, était dubitatif suite aux premiers tests où la voiture paraissait trop agressive. Vous étiez dans quel état d’esprit ?
G.V. : « Dans les tests, il faut faire la part des choses. Quand on demande à un client ce qu’il veut demain, au mieux, il répond sur ce qu’il préfère aujourd’hui. Nous apprenons énormément lors de ces tests mais par contre, quelque chose qui peut paraître osé, voire « too much » le sera sans doute pas autant lorsque le produit sortira deux ou trois ans plus tard. Il ne faut donc pas avoir peur de ces commentaires. »
Il n’y a pas eu d’interrogation ? Le changement entre 3008 première génération et 3008 de 2016 est énorme !
G.V. : « Non, pas d’interrogation suite à ces tests. Il y en a eu pour certains collègues dans l’entreprise, mais avec Maxime Picat, nous avons pris ces remarques de manière positive. A tel point désormais que dans nos tests, si personne ne trouve rien d’osé ou de « too much », c’est que notre proposition est trop fade et que nous avons un problème ! »
3008 naît en 2016, voici trois ans et rencontre le succès. Depuis, on a l’impression que tout est plus facile pour dérouler les nouveaux programmes !
G.V. : « Non ! Nous savons qu’aujourd’hui il faut faire évoluer le style à chaque fois. Nous ne pouvons pas nous contenter de faire du copier-coller ! D’ailleurs, le nouveau 2008 a des codes plus SUV que le précédent et à ce titre pourrait ressembler au 3008, mais en style, il n’a rien à voir ! Ses proportions ne sont pas celles du 3008 et sur le plan du style, si vous les mettez côte à côte, 2008 et 3008 sont très différentes… »
Mais leur appartenance à la gamme, leur identité les fait se ressembler…
G.V. : « Ce n’est pas tout à fait la même chose. Il y a forcément des éléments de langage communs, des signatures propres à la marque. Mais en style, les thèmes sont différents. Je ne citerais pas certains concurrents qui jouent effectivement le jeu des poupées russes. Notre style évolue à chaque nouveau produit, sans forcément faire un bond de géant à chaque fois. Nous renouvelons pour amener de la nouveauté, à chaque modèle. Car nous présentons une nouveauté pratiquement tous les ans et il s’en passe des changements dans le monde en un an ! Et le style d’une 208 n’est pas celui d’une 508 ou d’un 3008 car avant tout, elles ne s’adressent pas aux mêmes clients. »
Vous évoquiez la 2008. Ce qui caractérise son style, ce sont ces triangles latéraux. Est-ce un thème que l’on retrouvera sur d’autres modèles de la gamme ?
G.V. : « Non, cet effet-là est exclusif à la 2008. Le répliquer sur une berline basse n’aurait pas de sens. »
En timing, la 2008 suit de près la 208 ? C’était un programme facile ?
G.V. : « Rien n’est facile actuellement dans l’industrie automobile ! Certes, ça n’a pas été si compliqué car nous avions développé la 208 en pensant au 2008 en même temps, notamment pour le programme du style intérieur qui est très proche entre les deux voitures. Le responsable de gamme, Yann Beurel, était le même pour les deux programmes. Seule l’équipe de style ‘exter’ était différente. »
Vous ne reprenez rien de la précédente génération de 2008, comme pour 3008 ou 508. Cette stratégie de partir d’une feuille blanche est à l’opposé de celle de Volkswagen qui change tout dans le fond, et peu dans la forme. Qui a raison ?
G.V. : « Il n’est pas écrit que nous ferons ça à chaque fois ! Ce n’est pas exclu que pour la prochaine génération de 208 – nous n’avons pas encore commencé, rassurez-vous – tout nous amène à concevoir la même en mieux, sans rupture en termes de proportions ou de morphologie. Ou alors, peut -être que l’on va nous dire que le segment B thermique auquel appartient la 208 n’existe plus, et alors nous partirons sur totalement autre chose. Il faut bouger vite car le monde bouge vite ! »
C’est plus excitant pour vos designers, comparé à leurs collègues de Volkswagen qui doivent enfanter une énième Golf !
G.V. : « Je n’envie pas mes collègues chargés du design de la Golf, non pas parce que c’est ennuyeux, mais au contraire, c’est un très grand challenge. Dans ce cas, il faut créer de la nouveauté en style, c’est-à-dire savoir quels leviers activer pour créer de la modernité – le fameux coup d’après -, tout en restant dans l’esprit de la Golf ! »
Pour 2008 et 208, votre stratégie de repartir de zéro est aussi très risquée ?
G.V. : « Pour moi, ce n’est pas risqué du tout, ou alors ce sont des risques tout à fait mesurés. Avec la nouvelle 208, nous avons amené des codes plus désirables que les proportions pratiquement monocorps de l’actuelle. Nous sommes revenus à une morphologie typée 205 – sans refaire une 205 – qui génère plus de désirs, sans aucun doute. Ce n’est pas un risque, et je suis sûr qu’elle va marcher mieux que l’actuelle. »
On commence à entendre parler de SUV bashing ? Allez-vous revenir aux… monospaces ?
G.V. : « Non, je ne pense pas ! Mais Il faut prendre en compte le SUV bashing. C’est étonnant car, finalement, un SUV n’est pas plus mauvais en termes écologiques qu’un monospace : même format, même habitabilité, mêmes consommations et même fonctionnalité intérieure. Il n’y a aucune différence, sauf qu’il y a un héritage d’image pénalisant pour le SUV. C’est le “méchant” alors que le monospace est familial, c’est le “gentil” ! »
Les 208 et 2008 grandissent et laissent un gouffre pour loger une petite voiture dans la gamme. Est-ce encore rentable de concevoir une voiture de 3,70 m qu’il faut produire à bas coûts ?
G.V. : « C’est vrai qu’il y a de la place et des opportunités… Quand nous observons l’évolution du marché automobile, concevoir de beaucoup plus petites voitures plus légères et efficientes, ce n’est évidemment pas idiot. Il existe une dynamique sociétale qui court au galop vers de tels engins. Mais je ne suis pas certain que concevoir une petite voiture classique, j’entends par là produite avec les moyens industriels actuels, serait la voie à suivre. Je crois qu’il faut penser à une rupture très forte… »
On peut imaginer cette rupture avec une petite voiture reprenant les thèmes du SUV comme ci-dessus avec l’étude HR1 ?
G.V. : « Ce n’est plus forcément une question de style ou de silhouette. Il faut se dire que ce ne sera plus le même format industriel qui produira ce type de voitures si nous voulons que ce produit soit viable et abordable, et que nous puissions les vendre à des prix bas. »
Comment pourrait se présenter cette petite voiture du futur ?
G.V. : « Nous pourrions imaginer la produire avec les entreprises qui fabriquent des vélos, pourquoi pas ? Souvenez-vous de notre concept-car BB1 de 2010 (ci-dessus) qui était un concept en rupture. Il y a peut-être encore le moyen de faire une petite voiture ‘normale’ en termes industriels, mais lorsque nous nous projetons dans deux générations, forcément ce concept de la petite voiture ‘classique’ devient moins viable. Donc, probablement que les usines du futur fabriqueront un produit en rupture avec ce que nous connaissons aujourd’hui. Mais il faudra alors que les clients acceptent ces produits, peut-être non-automobiles, et assument de conduire ces objets décalés. »
Revenons à vos designers. Sont-ils frustrés par exemple face à ceux de Volkswagen qui, eux, ont à s’occuper d’une gamme classique et maintenant d’une gamme parallèle ID (ci-dessus) ?
G.V. : « L’entreprise n’est pas là pour faire plaisir aux designers. Nous avons une mission dans cette entreprise, nous nous éclatons sur cette mission et nous pensons que nous serons compétitifs ! Alors, non, nos designers ne sont pas frustrés ! PSA a une stratégie qui repose notamment sur une plateforme multi énergie. Il faut comprendre qu’il y aura de la place pour tout le monde dans l’univers électrique. Les silhouettes les plus folles auront un écho auprès d’une certaine clientèle, alors que les acheteurs qui sont réticents à l’électrique mais qui en éprouve le besoin, iront vers des silhouettes plus rassurantes, plus appropriables. Pendant au moins une génération, voire plus, les deux stratégies (plateforme dédiée au 100 % électrique et plateforme multi énergie) devraient cohabiter. Et si nous voulons faire une plateforme dédiée, nous savons le faire ! »
Propos recueillis par Christophe Bonnaud à l’ADN, le 16 septembre 2019. Merci à la com’ de Peugeot Design pour les dessins et photos des différents making-of.
Gilles Vidal évoque souvent l’esprit d’équipe qui caractérise le bureau de design Peugeot. Voici donc une partie de cette équipe qui a œuvré sur la Peugeot 208.
De gauche à droite : Antoine Ayreault, pilote CAO inter – Christophe Pialat, designer inter – Kevin Goncalves, designer exter – Pedro Miguel Afonso, pilote CAO exter – Eric Dejou, responsable silhouette inter – Bruno Coelho, designer inter – Benoit Morin, responsable du studio Couleurs et Matières – Yann Beurel, responsable de gamme 208 – Gilles Vidal – Bertrand Rapatel, responsable studio design inter. Il manque Sébastien Floutier, le designer Couleurs et Matières de 208.
LIGNES/auto, c’est également une page Facebook : https://www.facebook.com/lignesauto/?modal=admin_todo_tour
BONUS, LES INTERVIEWS DES DESIGNERS DE LA 208, C’EST ICI :