Le travail à distance, la confidentialité, le manque de l’ambiance des studios, les délais, les programmes à poursuivre coûte que coûte… les designers se confient sur leurs confinements.
Elle et ils racontent leurs confinements à LIGNES/auto :
-Sabine Pannetrat, responsable couleurs, matières et finitions, design DS
-Amko Leenarts, patron du design de Ford Europe,
-Thierry Métroz, patron du design DS,
-Pierre Leclecrq, patron du design Citroën,
-François Farion, responsable couleurs et matières du groupe Renault,
-Bertrand Bach, sénior Design Directeur -design exter- de Changan Europe,
-Patrick le Quément, ex-responsable design industriel Renault
Le confinement est prolongé. Pour tout le monde, ou presque… Les bureaux de design de la planète entière sont-ils vides ? Oui… Certains en Europe, d’autres plus sérieusement en France. En Allemagne, le confinement étant différent du nôtre (moins contraignant…), certains responsables peuvent rejoindre de petites équipes de maquettage une fois tous les quinze jours, chez de rares constructeurs. En France, le confinement ne le permet pas vraiment ! Chez PSA par exemple, le centre de design ADN à Vélizy s’est vidé de la majorité de ses salariés et sa matière grise a été transférée dans les domiciles des designers ! “Pas de confinement au studio bien sûr …” explique Thierry Métroz, directeur du design DS. “Nous avons anticipé deux jours avant le début de la période de confinement et l’ensemble du team Design DS a transféré son matériel informatique à son domicile (palette graphique, PC, Station CAO). Ils sont donc aujourd’hui en sécurité, et le plus important : tous en bonne santé !“
La santé des designers, comme dans toutes entreprises, est également primordiale pour Amko Leenarts, le patron du design Ford Europe : “nous avons mis en place un système qui accorde la plus haute priorité à la santé et à la sécurité, tout en étant en mesure de poursuivre nos programmes prioritaires. Nous travaillons à distance depuis notre domicile, en numérique, grâce à divers outils, tandis que l’équipe de direction est équipée en réalité virtuelle pour franchir les étapes importantes de manière adéquate.“
Amko précise que “j’ai tout ce dont j’ai besoin ici pour réaliser le job. Le plus grand défi pour les équipes est de conserver une motivation permanente. Sans parler du maintien de la confidentialité dans un contexte privé, tout en gardant les canaux de communication ouverts !” Si les modeleurs physiques ont été les premiers à être concernés par les mesures d’accompagnement, type chômage partiel (difficile d’embarquer un marbre et une fraiseuse cinq axes à domicile…), les designers ont donc pu emporter leurs « outils » numériques, sans oublier le plus fondamental comme l’explique Thierry Métroz : “le papier !“
Car “les projets ne peuvent pas attendre” nous dit de son côté Pierre Leclercq, directeur du design Citroën. Et il poursuit en expliquant “qu’on a beaucoup de choses à organiser et on essaye de trouver notre vitesse de croisière. Les week-ends sont un peu plus calmes, comme pour beaucoup je pense, on apprécie le temps en famille.” Dans d’autres domaines du design transport, comme le dessin de… bateaux, le travail demeure, comme le souligne Patrick le Quément : “je bosse toujours comme un dingue” nous explique ainsi l’ex-responsable du design Renault. Il a choisi la région parisienne pour se confiner, où, reconnaît-il “notre vie à la maison a quelque peu évolué, mais globalement, je travaille comme avant. Certes il n’y a plus les rencontres physiques à l’agence, mais comme tout se fait en numérique, ma vie n’a pas été transformée.“
“Les journées continuent d’être bien rythmées, voire plus intenses” reconnait Sabine Pannetrat, responsable de la cellule design matières, couleurs et finitions de la jeune marque DS (ci-dessous). “Ce confinement me permet de mettre de côté certains sujets (valider des échantillons physiques de peinture, de cuir ou de textiles n’est pas possible sans pouvoir les manipuler !) et d’avoir la possibilité de se focaliser sur des éléments plus stratégiques à court, moyen et long terme. Donc la créativité n’est pas mise de côté, loin de là, mais il s’agit de prendre du recul et de renforcer notre vision pour DS. Il s’agit aussi d’être à l’écoute des microsignaux des évolutions sociétales à venir suite aux chamboulements causes par cette pandémie. Ils auront un impact sur notre façon d’aborder notre travail. Dans ce contexte, nous faisons de notre mieux mais certains interlocuteurs (en particuliers nos fournisseurs avec qui nous échangeons quasi quotidiennement) ne sont temporairement plus disponibles pour échanger avec nous, et donc certains sujets sont mis en standby.”
Le lieu de confinement des designers dépend évidemment de leurs origines ! Natif de Belgique, le patron du design Citroën, Pierre Leclercq, nous confirme “être allé m’enterrer dans les Ardennes belges !” Mais pas question pour lui de lâcher prise : “C’est assez incroyable mais les journées de la semaine sont probablement plus occupées encore que les journées en studio. Ce sont donc beaucoup de réunion du matin au soir.” Seul différence avec le bureau de l’ADN à Vélizy, “mes enfants m’amènent un petit expresso ou un biscuit… C’est marrant !“
Concrètement, de nombreux designers sont quand même en chômage partiel, comme nous le confirme François Farion, directeur design couleurs & matières chez Renault. “Confiné et en chômage partiel le matin depuis lundi 30 mars, comme tous les établissements d’Ile de France du groupe Renault.” Pour autant, les projets continuent leurs évolutions. “Dans un premier temps, le rythme des réunions, notamment pour les managers, n’a pas diminué, bien au contraire” précise François. “Mais le travail à mi-temps a changé un peu la donne. Ça nous permet de nourrir la réflexion et la créativité de manière différente : plus d’images et de recherches online, plus de sens stratégique, mais évidemment moins d’interactions et de concrétisation sur les matières, ou les échantillons avec les fournisseurs.”
Il est vrai qu’un designer exter ou inter est très certainement plus à l’aise qu’un designer proche de la matière, voire d’un… maquettiste physique ! A ce propos, les designers Citroën ont-ils eux aussi de quoi travailler chez eux ? “À peu près tout passe par Skype” précise Pierre Leclercq. “Les designers, les modeleurs 3D, sont repartis avec leur ordinateur, leur tablette, du papier, des crayons, des marqueurs… On y arrive !“
Chez Renault, François Farion précise que “dès que nous avons dû travailler de la maison – le 16 mars-, nous avons utilisé les outils de collaboration habituels du groupe (Skype, Teams, VPN…) mais de façon plus intensive et évidemment systématique. Pour plusieurs membres de mon équipe, le télétravail était déjà une réalité un jour par semaine. Seul un designer, qui nous a rejoint récemment, n’était pas équipé, ce qui est fait maintenant, comme pour les autres membres du design, grâce au travail remarquable du groupe informatique.“
Même à (grandes) distances, les équipes restent en contact permanent. Tout est alors question d’organisation. Pour Thierry Métroz (DS), le travail à distance avec ses équipes diffère finalement peu du quotidien d’avant le Covid-19 : “si l’on part du principe que nous étions déjà fortement ‘’numérique’’ dans nos processus de développement style, de l’ordre de 80%, le fait d’échanger à distance ne change finalement pas beaucoup les choses, si ce n’est la taille des écrans et l’absence de casque de réalité virtuelle ! “
“j’ai gardé mes points d’échanges hebdomadaire avec le style exter, inter, prolab, virtual lab, et couleurs, matières et finition.” détaille Thierry Métroz. “Tous les designers sont connectés et nous échangeons autour des dessins numérique de manière très fluide et simple. Ce qui me manque le plus, c’est clairement la spontanéité de pouvoir à tous moments être dans le studio, prendre le temps de discuter sur les projets mais aussi de la vie, plaisanter … tout est nécessairement beaucoup plus cadré et minuté aujourd’hui.“
Une organisation quand même un peu inédite. “Tout commence par un travail d’organisation, de planification du personnel en fonction de la priorité des projets, des jalons” précise Pierre Leclercq chez Citroën. “Nous avons créé des groupes de travail. On essaye de garder le contact avec tout le monde. Les responsables d’équipe sont en contact avec leurs designers. Nous essayons de nous adapter mais de ne pas changer les revues qui font avancer les projets.” confirme le patron du design Citroën (ci-dessus, dessin du concept AMi One signé Pierre Icard)
Pourtant, ce métier si particulier de designer touche à un sens incontournable : le toucher ! Difficile lorsque l’on est à domicile de toucher la clay d’une maquette (ci-dessus, celle de la Peugeot 208), ou le grain d’un tissu ! “Dans notre métier effectivement, c’est plutôt de pouvoir juger des grains, des peintures, des échantillons de tissus ou de cuir qui nous manque” précise François Farion chez Renault. “Nous redécouvrons l’importance des photos (archivées ou nouvelles) qui nous aident dans la prise de décisions à distance.“
“Ce qui manque aux designers “couleurs matières et finitions“, précise Sabine Pannetrat chez DS, “c’est l’accès à un studio physique, aux maquettes et une interaction plus spontanée avec les designers qui travaillent sur les volumes de ces maquettes. Mais on peut toujours se parler et se montrer des rendus numériques, des sketches…” (ci-dessus, couleurs et matières du concept DS X-Tense. Sabine précise que “très concrètement, tous les maquettages physiques sont suspendus. Ces maquettes (voitures peintes, pièces prototypées gainées de cuir ou autre matière souple, pièces de décoration…) qui permettent à l’ensemble des décisionnaires d’un projet de valider les choix couleurs et matières finaux, nous ont été quasi indispensables jusqu’à présent. Il n’est pas interdit que tout cela évolue, car il faut nous adapter et valoriser notre expertise de designer dans ces domaines.“
Pierre Leclercq se veut optimiste et, confirme que, certes, “le toucher des maquettes (ci-dessus, celle du concept Ami One de 2019) et vivre au milieu de nos designs, c’est évidemment quelque chose qui nous manque. Mais c’est la même chose quand on rentre de week-end ou de vacances. Je pense qu’on a tous envie de revoir les maquettes. On découvre également des choses le lundi qu’on n’avait pas vues le vendredi.” Pour conclure finalement que “ça va être assez génial quand on rentrera !“
Chez DS, Thierry Métroz rappelle que “nous n’avons pas en permanence des maquettes clay en développement, nous y sommes habitués car nos processus de développement sont essentiellement numériques. Ce qui me manque, c’est plutôt l’ambiance du studio !” Pour Bertrand Bach senior design directeur chez Changan Europe (ci-dessus, à gauche), le numérique aussi est en pointe comme il le fait comprendre : “personnellement non, ça ne me manque pas car je crois beaucoup au numérique et à sa capacité d’arriver à des résultats étonnants. Pour l’heure, on travaille tous en vidéo conférence, avec partage de fichiers sur FTP et autres moyens virtuels. Sans oublier les partages d’écrans des modeleurs numériques en direct.” Même si Bertrand Bach reconnait qu’au début du confinement “j’ai travaillé tous les jours pendant environ 13-14 heures ! Je pense que ça va commencer à être désormais des horaires plus réguliers ! Nous avons eu logiquement besoin d’adaptation.”
Cette période pour le moins particulière a également des effets positifs comme le souligne Amko Leenarts chez Ford (ci-dessus, la nouvelle Puma) “Cela stimule la créativité et oblige les équipes à envisager différemment leurs prestations. En particulier en cette période de réflexion sur notre monde, nos processus et nous-mêmes, le sens profond et la passion pour le produit en ressortent encore plus forts !“
Plus forts pendant le confinement ? En tous les cas, jamais à l’arrêt comme nous le confie Pierre Leclercq (ci-dessus, le concept 19_19 de 2019) : “Je pense qu’on ne peut pas arrêter notre métier qui est une passion. La création, ce n’est pas vraiment quelque chose qu’on commence ou qu’on arrête en poussant sur un bouton. Nos designers sont efficaces. Nous n’avons peut-être pas tous les outils du studio, mais je pense que les équipes arrivent à se concentrer et les résultats sont très positifs. On arrive à mettre les idées en maquette puisque nous travaillons beaucoup en CAO. De plus, pas mal de nos designers peuvent eux-mêmes commencer leur propre numérisation. Ce qui aide beaucoup aujourd’hui” Pour le studio européen de Changan (ci-dessous), Bertrand Bach nous fait remarquer qu’à l’occasion de cette période de confinement, “la différence de caractère entre les designers se fait jour. La plupart sont plus libres et créatifs, d’autres ont plus de problèmes pour délivrer du bon travail !“
Mais, comme le souligne Thierry Métroz, «“Le virus du style est le plus fort ! mon équipe est toujours aussi créative, motivée. Les projets pour nous continuent en interne tout autant que la collaboration étroite avec les autres départements comme le Produit, l’ingénierie et les différents métiers.“
Et Thierry Métroz reconnait que “ce rythme de confinement, plus lent, en rupture avec le rythme effréné que beaucoup d’entre nous vivons dans la vie ‘normale’, est plutôt propice à la prise de recul. C’est une sorte de pause pour mieux imaginez le futur, qui j’en suis convaincu sera diffèrent de ce que nous imaginions il y a encore un mois…” Mais attention à ce qui peut tout changer, comme le souligne Bertrand Bach : “avoir de l’espace à domicile pour travailler pendant le confinement aide. Sans doute retournerons-nous bientôt à une normalité, et à ce moment-là, peut-être que ça nous manquera de travailler depuis la maison !”
BONUS : pourquoi le confinement, c’est bien :
Thierry Métroz (DS) : “Lectures, réseaux sociaux pour préserver le lien et partager ma passion, et comme beaucoup, je profite de cette immobilité forcée pour défricher quelques archives et cartons oubliés, on retrouve des trésors ! Ah, j’entends enfin les oiseaux dans Paris ! Quel bonheur !”
Bertrand Bach (Changan Europe) : “Malgré la somme de travail, je suis en train de composer une musique avec mes enfants.”
Sabine Pannetrat (DS) : “Actuellement, je suis plutôt institutrice de fortune, animatrice, cycliste sur home-trainer et …couturière. Il était temps de sortir la vieille machine à coudre pour fabriquer quelques masques artisanaux pour mes proches. Nous sommes plusieurs dans l’équipe à s’être lancées. C’est une autre façon de travailler la matière et les confections, dirons-nous!”
Amko Leenarts (Ford) : ” Du temps en famille, pour courir, peindre et dormir un peu car nous aurons besoin d’énergie à la fin de cette période, je m’attends à une montagne de travail ! J’adore aussi la façon dont mes enfants tentent de m’aider à réaliser des petits films pour Ford; ils sont tellement excités par tout ce que nous faisons !”
Pierre Leclercq (Citroën): “Un peu de temps le WE pour les promenades, le sport et le bricolage dans la maison. Et puis on arrive à faire des apéros virtuels avec les amis ! On s’adapte !”
François Farion (Renault) : “Je vois que la peinture des voitures immobilisées à Paris subit des agressions qui valident la sévérité de nos tests ! Sinon, c’est lectures, jeux en famille, série TV, sans oublier cuisiner, un peu de gym…”
LIGNES/auto remercie les designers qui ont répondu à sa demande.
LIGNES/auto, c’est aussi une page Facebook : https://www.facebook.com/lignesauto/?modal=admin_todo_tour