La majorité des designers de la planète automobile ont-ils été trahis par le mirage de la plateforme électrique ? Une chimère dans laquelle ils ont plongé avec délectation et envie. La plateforme électrique leur a été vendue comme inventive, car elle est délivrée de l’encombrante chaîne de traction à moteur thermique (moteur, boîte, ligne d’échappement, réservoir, etc.) et dispensée des envahissantes structures de crash-tests nécessitées par les groupes motopropulseurs de « la vie d’avant ».
La plateforme électrique, c’est le graal : un petit moteur à l’avant, voire à l’arrière – ou même deux moteurs électriques compacts -, une électronique de contrôle et un pack batterie logé à plat dans le plancher. Cerise sur le gâteau, les designers extérieurs peuvent jouer avec de grandes roues aux quatre coins, toujours agréables pour magnifier les proportions, et signer la fin des porte-à-faux de type ‘Cyrano de Bergerac’. Leurs homologues du design intérieur se délectent d’un plancher plat, d’un espace à bord revigoré par le déplacement de la climatisation dans le bloc avant, et des écrans toujours plus fins, même si toujours plus présents. Bref, les clients allaient en avoir plein les yeux et les amoureux du design s’attendaient à une véritable révolution dans les concepts, les proportions et les silhouettes.
Patatras. Rien de tout ça, car les designers ont été quelque peu trahis par ce scénario mirifique. Prenons l’exemple de Stellantis et de la nouvelle Alfa Romeo Milano ci-dessus avec la Peugeot 2008. Il est frappant de constater que les designers du constructeur Italien n’ont pas eu la possibilité de modifier l’architecture structurelle de la « voiture source », la Peugeot 2008. Même cas de figure pour la nouvelle Lancia Ypsilon vis-à-vis de ses cousines Opel Corsa et Peugeot 208, cette dernière jouant elle aussi le rôle de « voiture source ».
Nous n’évoquons pas seulement leurs motorisations électriques ou leur soubassement, mais bien d’autres éléments de structure impactant directement le design. Le problème pour les designers est connu : il a pour nom « carry over », c’est-à-dire le taux de reconduction des pièces, ou pour être plus clair, la récupération d’un maximum de pièces communes entre des modèles de même segment mais de marques différentes dans un même groupe automobile. Il ne s’agit pas seulement d’une communauté de soubassement, de trains roulants ou de machines électriques : chez Stellantis, le « carry over » intègre bien souvent la récupération du bloc avant, de la baie de pare-brise, de l’auvent technique et du pare-brise lui-même. Ajoutez-y les points ‘durs’ (intouchables) de la structure au niveau de la tête des passagers du rang 2 et des charnières du hayon, et vous comprendrez que les latitudes offertes au designer pour oser des silhouettes nouvelles sont restreintes.
Les designers vous diront la main sur le cœur que ce « carry over » est au contraire une richesse et une force de créativité. En coulisses, lorsque le magnéto se coupe, ils vous confieront que, oui, c’est extrêmement contraignant. Pour leur enlever définitivement l’envie de créer de nouveaux concepts, il faut également ajouter dans ce panier du « carry over », l’entrée de porte. C’est ce que vous voyez lorsque vous ouvrez la porte et que vous découvrez une structure complexe avec notamment ce joint noir qui en épouse le contour. La reprise de tout ou partie de cette structure est plus qu’une contrainte pour le designer, c’est une interdiction pour lui de générer des modifications dans cette zone compliquée et structurante. Il est donc confiné à dessiner une peau aux contours définis à l’avance.
Bref, plus question de différencier le concept architectural d’une Opel de celle d’une Peugeot ou de celle d’une future Lancia, autrement qu’en retouchant uniquement la peau du véhicule. Évidemment, un front va s’élever légitimement devant ces arguments en expliquant que tous les constructeurs ne sont pas logés à la même enseigne. Volkswagen n’a pas attendu l’euphorie du tout électrique pour mettre en marche sa machine du ‘copier-coller’ entre les marques Volkswagen, Audi ou Skoda, à l’ère du thermique. Sauf que le contexte n’est plus du tout le même. Avec l’architecture électrique, les plateformes offrent de nouveaux horizons dont même Volkswagen s’est emparés en différenciant ses véhicules thermiques de ses véhicules électriques. Et pour ces derniers, l’ex-patron du design du groupe Volkswagen, Klaus Zyciora, a osé des concepts – hélas peu novateurs -, comme celui de la presque monocorps ID.3.
En outre, le groupe Volkswagen n’a pas quatorze marques à gérer, ce qui est une complication pour le groupe Stellantis avec ses différents pôles. Qu’une Peugeot 208 ait été choisie à l’époque comme base pour concevoir la Corsa s’explique par les délais de création : il fallait faire vite. La pilule est bien plus difficile à accepter pour le renouveau de la marque Lancia, avec une Ypsilon qui aurait pu – qui aurait dû ? – bénéficier de plus d’aisance et d’audace dans son concept, en laissant les designers libres au niveau de la structure. Mais il aurait fallu sortir de la mutualisation de ses composants et donc investir dans de nouvelles pièces et réduire drastiquement le fameux « carry-over ». Et par là même, diminuer la rentabilité à deux chiffres qui fait le socle de la réussite économique du groupe Stellantis.
Car oui, le « carry over » est l’une des clés de la rentabilité d’un projet, qu’il soit géré par Stellantis, Volkswagen ou Renault. Chez ce dernier par exemple, la R5 E-Tech prêtera l’intégralité de son mobilier intérieur aux prochaines R4 et R4 Fourgonnette pour permettre une rentabilité plus avérée, voire rapide. Même constat pour la prochaine DS (projet D85 ci-dessous) qui sera produite en Italie dans l’usine de Melfi et prêtera sa plateforme à la prochaine Lancia Gamma de 2026, elle aussi industrialisée dans ce site industriel. Cette plateforme Stellantis STLA Medium, déflorée par la Peugeot 3008, va imposer à ses deux cousines franco-italiennes une partie de ce « carry over ». Et si l’on prend encore plus de recul et d’anticipation, qu’attendre de la prochaine génération de DS4 face à la future Lancia Delta de 2028 ? Une même mutualisation de nombreux composants structurels qui freinent la créativité des designers ?
Le « carry over » est l’une des clés de la réussite économique de Stellantis écrivons-nous. Oui, c’est une vérité et elle est à mettre à l’actif d’un patron, Carlos Tavares, mais aussi de tous les salariés de la planète œuvrant pour Stellantis. Mais jusqu’à quel niveau pousser le curseur de cette communauté de pièces, notamment structurelles, qui font s’arracher les cheveux aux personnes devant gérer les plans produits de demain ? Les marques du pôle Premium de Stellantis (Alfa Romeo, DS Automobiles et Lancia) ont une âme, comme tant d’autres. Et une âme est peu miscible avec l’idée d’une mutualisation à outrance. Que dire de Lancia qui, contrairement à Alfa Romeo, doit renaître à partir de presque rien : une Ypsilon jusqu’alors vendue seulement en Italie. Comme Lancia, DS vise pour l’heure principalement le marché Européen et, contrairement à ses deux sœurs rivales du pôle Premium, n’a pas d’histoire. Ou si peu : 10 ans seulement.
Feu Ferdinand Piëch avait laissé 30 ans à Audi pour devenir Premium, alors laissons à la marque DS ce temps… qu’elle n’a pas ! Car le rival Alpine, avec son plan produit agressif (il intègre des crossovers concurrents des futures DS), auquel s’ajoutent ses ambitions américaines, n’a pas l’intention d’attendre que DS se déploie enfin ! Une Alpine ne ressemblera jamais à une Renault ou à une Dacia du même groupe. Pas certain que ce soit le cas des futures compactes du groupe Premium de Stellantis Alfa-Romeo, DS et Lancia… La marque Alpine peut également puiser dans les plateformes de Renault Group, mais elle vient de démontrer que le groupe lui laissait également les moyens de créer sa propre plate-forme dédiée aux futures silhouettes sportives A110, A110 Roadster et A310.
DS Automobiles n’a par ailleurs toujours pas commercialisé de silhouette sportive alors que bon nombre de ses concept-cars ont de tels gènes, et que la marque est présente dans le championnat du monde de Formule-E 100% électrique. Un comble, au moment où DS Automobiles bascule vers le tout électrique ! Est-ce uniquement parce que les plateformes existantes n’en sont pas capables ? On en doute… La réponse tient sans doute dans cette fameuse rentabilité à deux chiffres. Mais DS bénéficiera toutefois d’un avantage : elle dévoilera cette année son projet D85 d’une berline crossover de taille assez généreuse avant que Lancia ne fasse de même avec son projet similaire dans deux ans, la Gamma. Cette prime au leader suffira-t-elle ? Et pour la petite histoire, l’un des ‘master-designers’ de DS Automobiles (Ugo Spagnolo) a rejoint… Lancia, voici environ trois ans. Dès lors que tout ceci reste en famille !
Aujourd’hui, Stellantis travaille les différents plans produits de ses nombreuses marques avec ses plateformes qui devaient être « e-native », c’est-à-dire conçues pour le 100% électrique. Force est de constater que la plateforme STLA Medium inaugurée par le Peugeot 3008 et la STLA Large dévoilée en ce début d’année, peuvent toutes deux embarquer des chaînes de traction thermique, hybride ou 100% électrique. Ce peut être un atout si demain le revirement de la législation vers le 100% électrique s’opère en Europe – et aux États-Unis -. Pour l’instant, les nouveaux modèles subissent les inconvénients de ce choix multi énergie : poids, porte-à-faux, rapport habitabilité-longueur.
L’exemple du Peugeot e-3008 face au Renault Scénic (ci-dessous) conçu sur une plateforme entièrement dédiée au 100% électrique est parlant : plus court, autant habitacle et bien plus léger, la Renault bat la Peugeot dans certains compartiments du match. Mais contrairement au 3008, le Scénic ne pourra pas changer son fusil d’épaule si le vent du tout électrique venait à tourner. Renault propose quand même ses propres modèles thermiques hybrides. Pas idiot non plus le Losange. Deux stratégies, deux modèles de gestion d’un avenir pas totalement défini au niveau réglementaire… On a vu qu’avec 14 marques, quatre plateformes et un redoutable « carry over » imposé, les personnes qui gèrent le plan produit de chacun des labels du groupe Stellantis ont un sacré boulot ! Certes, les architectes peuvent jouer avec des ‘pas’ en empattement (environ 5 à 6 cm à chaque ‘pas’ en plus ou en moins sur une même plateforme) ou en largeur des voies, sans compter la taille des roues.
Mais, pour chacune des quatre plateformes, avec des pare-brises communs, des auvents communs, des points d’habitabilité en rang 2 communs, des blocs avant communs, etc. le designer se retrouve parfois (souvent ?) avec un spectre de créativité contraint. Heureusement, à la tête du design des marques européennes du groupe Stellantis, Jean-Pierre Ploué (ci-dessous) maîtrise les manifestes de chacune des marques où sont consignés leur propre langage stylistique, les couleurs référentes de chacune d’elles, leur langage graphique et tout le contexte de création et de communication. Mais est-ce suffisant désormais, alors que la donne a changé : quatre plateformes et la quasi-impossibilité de modifier ces fameux points durs qui conditionnent pourtant la force d’un design.
Il est à craindre devant ce constat que les silhouettes soient de moins en moins nombreuses, rétrécissant l’offre du groupe. Que deviendra alors l’âme de ces marques ? Face aux prochaines DS 4 et Lancia Delta qui incarnent le luxe à la française pour la première, et la touche Italienne pour la seconde, quels pourront être les autres critères de choix que des matériaux à bord si les deux silhouettes sont identiques dans leurs proportions et leur concept ? Le style, et uniquement le style ?
Il est quand même incroyable qu’avec l’arrivée des plateformes électriques le designer aujourd’hui se retrouve trop souvent face à de telles contraintes. En 2024, nombre d’entre eux sont retombés à une époque où le styliste se contentait « d’habiller le bossu ». Cette brillante formule, entendue chez Renault dans les années 1980, rappelait que durant les décennies 1960 à 1980, le styliste sous le joug du service produit se contentait d’habiller des structures sans pouvoir les modifier. Des années 1990 à aujourd’hui, les designers ont brillamment évolué de l’ère du style à celle du design. Voilà que trente années plus tard, un grand nombre d’entre eux sont obligés de régresser pour passer de l’ère des concepts novateurs à celle du simple maquillage pour habiller le bossu. « Touchez ma bosse Monseigneur, elle vous portera bonheur ! » Pas sûr…
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