Gaston Juchet : le génie de l’asymétrie

Cette archive issue du patrimoine de Gaston Juchet révèle un projet qui est asymétrique : il est détaillé plus bas en “bonus”.

Le thème de l’asymétrie dans l’univers du design automobile n’est pas nouveau. La dernière marque à l’avoir travaillé de manière paroxysmique reste DS Automobiles avec son concept-car X E-Tense dévoilé en 2018. Pourquoi le design asymétrique ne passe-t-il que très rarement le stade de la série ? Il pourrait pourtant créer un effet d’originalité, voire de dynamisme. Nous avons déniché quelques projets sur ce thème original signés par Gaston Juchet qui fut responsable du design Renault, entreprise pour laquelle il dessina et géra ses équipes de 1960 à 1987,

En termes de fonctionnalités, l’asymétrie a souvent été la conséquence d’une architecture technique aventureuse. L’exemple qui vient à l’esprit est la suspension à barres de torsion des Renault 4, 5, 6 et 16 ci-dessous qui impose sur la R16 deux empattements différents à gauche (2,717 m) et à droite (2,650 m) et, de fait, des côtés de caisse spécifiques. Mais il n’y a ici aucun effet de style voulu puisque le style n’est pas impacté.

Avant d’évoquer les projets de Gaston Juchet (l’un des maîtres des études asymétriques comme on va le lire) qui touchent à la fois la fonctionnalité ET l’esthétique, restons un instant sur le seul aspect fonctionnel : les ouvrants. L’asymétrie dans ce domaine est plus courant, que ce soit en série ou sous la forme de concept-cars ou de projet abandonnés.

L’asymétrie dans les ouvrants est sans doute la plus développée dans les études : 1 : Nissan, 2 : Heuliez AX Break et 3 : Hyundai Veloster produit en série.

L’asymétrie joue également un rôle identitaire à moindre frais puisqu’il s’agit de déplacer un logo de marque de sa place habituelle, au centre, à l’extrémité d’un capot ou d’une calandre. Ce fut notamment très à la mode dans les années 1980. On peut également ranger dans cette boîte identitaire, la Renault Twingo (1992) avec sa double prise d’air décalée sur le capot moteur. Une idée de style reprise trait pour trait par Peugeot sur sa 206 née cinq ans plus tard.

La maquette rouge de la Twingo à droite ne dispose pas d’entrée d’air décalée sur son capot moteur, mais les travaux (loupe à gauche) tâtonnent pour trouver la forme idéale…

Avec le logo, la calandre a parfois été décalée comme sur la Panda de 1980 – à droite ou à gauche pour cette dernière, en fonction de sa motorisation – ou encore sur cette étude de Gaston Juchet datée de 1976 (ci-dessous) pour le programme VBG : Véhicule Bas de Gamme. L’asymétrie dans ce cas est limitée et peut répondre à un aspect technique, avec par exemple le radiateur de refroidissement du moteur décalé dans le bloc avant. Rappelons que ce programme devait bénéficier d’un tout nouveau moteur trois cylindres.

Presque un an avant sa proposition ci-dessus, Gaston Juchet avait enfanté une maquette échelle 1/1 totalement asymétrique (maquette verte ci-dessous) dans sa partie arrière. Une large porte de coffre s’ouvrait de droite à gauche et était légèrement décalée sur la droite du véhicule. Elle laissait ainsi une place pour une grille d’aération de l’habitacle et pour les feux de recul et d’anti-brouillard sur la partie gauche de la poupe. Notez la poignée de porte ronde et le seuil de coffre assez haut.

Ce programme VBG a connu de nombreuses variantes, mais Gaston Juchet les a souvent dotées d’innovations comme ci-dessous l’asymétrie au niveau des ouvrants : la porte latérale est de type “pendulaire” alors que le conducteur dispose d’une portière à ouverture classique. La porte “pendulaire” se décrochait du bas de caisse pour coulisser ensuite sur un rail logé dans le pavillon. Il n’y avait pas de montant B sur cette proposition qui offrait un accès généreux aux rangs 1 et 2.

Outre les ouvrants, l’asymétrie a été tentée sur d’autres éléments de style, comme les optiques. Et ce, à une époque où les constructeurs ont longtemps été tributaires des évolutions de cet “accessoire”, disponible sous une forme ronde, puis rectangulaire au début des années 1960 (Citroën Ami 6), avant les immenses progrès opérés dans ce domaine. Dans ce sujet, nous évoquerons le cas de l’étude de la Renault 12, commercialisée en 1969 (ci-dessous).

Ci-dessous, une illustration signée Gaston Juchet, reconnaissable car elle porte sa griffe : l’adjonction d’un élément d’architecture sous la forme d’un pont moderne en arrière plan. Il s’agit d’une étude de berline peinte avant la R12 (date : 1964) qui adopte deux optiques sur le côté “bord de route” pour un éclairage plus efficace, et une disposition verticale des clignotants joliment exécutée. Cette architecture asymétrique des optiques entraîne avec elle celle du capot moteur et du logo en lettrage “Renault”. Notez que la plaque de police ne suit pas ce mouvement et est implantée au centre du pare-choc…

Tournons-nous vers d’autres surprenantes études de Gaston Juchet. Ci-dessous, une vue arrière du projet de de la berline avec un couvercle de malle asymétrique. Un enjoliveur anthracite accompagne le bloc lumineux arrière gauche et reçoit le bouchon de réservoir. Ici, la plaque de police suit le thème de l’asymétrie en se décalant tout à droite du pare-chocs.

Toujours le même projet, ci-dessous, mais cette fois dans une formule de découvrable. On note que la paire d’optiques a basculé du côté passager vers le côté conducteur, et que l’embouti du capot, asymétrique, est bien plus généreux. Le lettrage Renault est de fait décalé à gauche.

Toujours sur le même principe d’une asymétrie des optiques qui engendre celle du capot, cette étude plus contemporaine d’une petite compacte, ci-dessous, dispose visiblement de boucliers en composite. Le travail de l’embouti du capot est affiné, avec une série de persiennes à droite, qui font écho au bossage à gauche prolongeant la paire d’optiques côté passager. Le concept Targa du pavillon adopte là encore le principe de l’asymétrie, alors que les portières sont coulissantes !

Un autre dessin de ce projet ci-dessous qui est une synthèse des nombreuses innovations de style, d’architecture et d’asymétrie pensées par Gaston Juchet. L’asymétrie prend ses bases avec les deux optiques côté passager (deux phares ronds, un seul côté conducteur). Le capot moteur est marqué d’un embouti spécifique sur lequel on retrouve les petites persiennes percées sur le côté droit. Le pavillon se relève en deux parties asymétriques pour améliorer l’accès à bord. Les portes sont coulissantes avec une poignée en position centrale. Le siège conducteur tourne pour plus de confort lors de l’installation à bord. Et l’étude se dote d’un hayon, architecture novatrice pour une routière et industrialisée sur la R16 en 1965.

Terminons ci-dessous avec un dessin au feutre sur calque, encore plus contemporain, d’une petite compacte. De profil, on ne relève pas l’asymétrie. A l’arrière en revanche, elle est flagrante. Côté gauche, la vitre latérale est classique et s’appuie naturellement sur le montant arrière. La vitre latérale côté passager s’enroule quant à elle jusqu’au tiers de la poupe, arrêtée par un solide montant qui prend naissance sur le pavillon. On décèle ici un peu de… Porsche 928 ! A côté de cette vaste surface vitrée, un autre élément de verre s’ouvre de gauche à droite pour offrir un accès (limité ?) au coffre. Quatre petites aérations prennent place sous cette vitre.

Aujourd’hui, à l’entame de la seconde partie de la décennie qui nous conduit vers 2030, force est de reconnaître que l’asymétrie est absente des créations automobiles actuelles. Pourtant, avec l’avènement des véhicules électriques et de leur architecture spécifique, ce concept aurait pu déboucher sur une démarche créative inédite. Concilier singularité esthétique et besoins fonctionnels est une tâche que l’asymétrie assumerait parfaitement. Il est regrettable que l’innovation et la distinction dont elle semble être capable ne soit visible que sur de rares concept-cars.

Le concept DS X E-Tense pousse à son paroxysme le concept de l’asymétrie.

Les atouts de l’asymétrie en termes de design sont nombreux : différenciation dans un marché plus que normé, fonctionnalités spécifiques améliorant l’accès à bord, voire l’aérodynamique ou certaines adaptations intelligentes pour des véhicules urbains. Enfin, l’expression du designer permettrait une véritable rupture apportant au projet une image de véhicule novateur. En revanche, le concept asymétrique peut perturber la lecture du style, et selon les choix, enchérir le prix d’industrialisation… Qui, demain, osera à nouveau ce concept de l’asymétrie ?

BONUS : document inédit d’un coupé Renault novateur

Ce projet ci-dessous est daté du tout début des années 1960, alors que la Renault 16 est dans sa phase de gel de style (commercialisation en 1965). On ne réalise pas au premier regard qu’il s’agit d’une étude asymétrique dont Gaston Juchet était friand ! Elle est annotée “120” sur son capot, mais n’a rien à voir avec le programme 120 qui prendra forme en 1968 (une grande berline bicorps à hayon qui débouchera après de nombreuses modifications du cahier des charges sur le duo R20/R30). La voiture ci-dessous est asymétrique au niveau de sa calandre, du pli du capot (avec le reflet du pare-brise) et de son pavillon en deux parties, dont l’une sans doute amovible au-dessus du conducteur.

Le même dessin avec ses spécificités ci-dessous : la ligne rouge permet de mieux identifier l’asymétrie du projet. En 1, la partie sans doute amovible qui représente les 2/3 de la surface au pavillon. En 2, une vitre arrière en forme de bulle. En 3, les pare-chocs sont réduits à leur plus simple expression. La calandre est inversée, les optiques sont rectangulaires (une forme alors récemment mise à disposition par les sous-traitants) et les passages de roues présentent des formes élancées. L’asymétrie de ce dessin entraîne, comme sur toutes les études de ce type signées Gaston Juchet, un capot moteur doté d’un embouti qui apporte un effet de style volontaire et très marqué.

L’auteur remercie Jean-Michel Juchet et la famille Juchet pour la mise à disposition des archives familiales. Le livre bilingue “Style Renault 1960-1987, l’ère Gaston Juchet” est toujours disponible dans les trois librairies ci-dessous :
https://www.librairie-passionautomobile.com/produit/style-renault-l-ere-gaston-juchet-1960-1987
https://www.motors-mania.com/fr/tous-nos-produits/10856-style-renault-lere-gaston-juchet-1960-1987.html

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