Archives LIGNES/auto: interview, Giugiaro intime

Giorgetto Giugiaro œuvre dans l’univers du design depuis l’âge de 17 ans. Il file sur ses 82 ans, le 7 août prochain. En 2009, il se confiait au magazine (papier) LIGNES/auto en révélant un aspect plus intime de son étonnante personnalité. Une interview toujours passionnante, onze ans plus tard !

Giugiaro est à l’heure. Il virevolte d’un bâtiment à l’autre, du design automobile au design industriel. Il veut tout voir, tout suivre… Lorsqu’il s’installe devant nous, c’est l’esprit détendu. Il est vrai que l’entretien qu’il nous accorde se veut plus intime, car nous avons voulu mieux connaître ce designer d’exception. Évoquons d’abord son père qui lui a inculqué son amour de l’Art…

C’est lui qui m’a poussé et encouragé dans cette approche de l’art mais aussi du design. Quand j’étais gamin, il m’obligeait à dessiner et dessiner encore après mes cours. Après l’école, je l’accompagnais dans différentes entreprises où je découvrais le génie technique, totalement différent du génie artistique. Au départ, j’étais plutôt orienté vers la peinture… Mon père n’était pas quelqu’un de dur mais il savait être sévère ! Par exemple, après mes cours de dessin artistique, il voulait que je dessine chaque jour un paysage ou un portrait et tous les soirs, je devais li présenter mon travail. J’étais comme tous les enfants de mon âge, j’aurais bien aimé jouer au ballon. C’est d’ailleurs à cette époque que j’ai appris à dessiner rapidement et efficacement. Je réalisais plusieurs dessins en une soirée que je lui présentais jour après jour ; ça me laissait un peu de temps pour aller taper la balle !

Lorsque j’ai suivi mes cours artistiques à Turin, mon père s’arrangeait pour que je prenne en plus des cours pour accéder au lycée technique. L’artistique et le technique ont rapidement été liés dans mon existence. Là, je n’avais évidemment plus le temps de jouer au ballon… C’était dessin matin, midi et soir. C’est pendant cette période que j’ai beaucoup apprécié mon professeur Eugenio Colmo (connu sous son pseudo Golia, ci-dessus). C’était en fait l’oncle de Dante Giacosa, ce grand ingénieur projeteur de Fiat.(ci-dessous, le dessin quatre vues de la Fiat 500 de Giacosa)

Je me souviens qu’une année, pour l’exposition de fin de cycle, Eugenio Colmo m’a poussé à faire des caricatures humoristiques de voitures. J’ai réalisé des dessins de voitures ce jour là alors que je n’étais pas intéressé à l’époque par l’automobile. Giacosa (ci-dessous) a vu mes dessins. Il voulait créer le centre de style de Fiat et il m’a demandé de le suivre alors que je n’avais que 17 ans !

De Fiat à Bertone
Je suis allé chez Bertone pour me payer… une paire de skis ! C’était à une période où Bertone était privé de son designer fétiche, Scaglione. Il faut dire que ce dernier allait travailler quand il en avait envie. Nuccio Bertone m’a contacté pour me demander ce que je faisais chez Fiat. Je lui ai apporté quelques dessins que j’avais crayonné la nuit car il était évidemment hors de question que je lui montre mes travaux effectués pour Fiat. Le problème, c’est qu’il n’a pas cru que j’étais l’auteur des dessins que je lui ai présentés. Je lui ai alors demandé de me confier une voiture à dessiner et il m’a confié le projet du coupé Alfa Romeo 2600 Sprint (ci-dessous)

J’ai dessiné ce coupé, en couleur pendant la nuit. Bertone les voit et dès le lendemain, m’appelle et me confie qu’Alfa veut la voiture. Ca commençait à poser pas mal de problèmes car j’étais salarié chez Fiat ! Bertone n’y est pas allé par quatre chemins et m’a demandé combien je gagnais chez Fiat. C’était 80 000 lires en ce temps là. Il m’en a offert 120 000 ! 50 % en plus. Ma, va bene ! J’ai signé en novembre, j’ai eu mes skis, mais ils ont été très surpris chez Fiat ! Moi aussi j’ai été surpris par la suite car j’étais seul chez Bertone, je travaillais jour et nuit, les dimanches compris et finalement, je gagnais proportionnellement moins que chez Fiat. Mais chez Bertone, j’ai compris et adoré que je pouvais voir réaliser mes projets dans la foulée du dessin, c’était merveilleux.

Bertone lui facilite la vie
Pour intégrer Bertone alors qu’il est encore sous contrat Fiat, Giugiaro demande au maître Nuccio de l’aider à échapper au… service militaire ! « Bertone m’avait certifié que j’allais y échapper, mais au mois de mars, je reçois le petit bout de papier et me voici d’en l’obligation de faire mon service militaire. Je vais voir Nuccio Bertone pour lui rappeler sa promesse ! Finalement, je suis incorporé dans les chasseurs Alpins, près de Turin, Bertone m’a loué une chambre où je dessinais le soir après mes obligations miliaires. Tous les vendredis, Bertone venait me voir pour commenter le design de mes créations de la semaine. C’est durant cette période un peu particulière que j’ai dessiné la Giula GT (ci-dessus).

L’après Giugiaro chez Bertone
Comme toujours, après un départ (Giugiaro quitte Bertone et est remplacé par Gandini), on laisse pas mal de dessins dans les cartons. Je dois avouer que la Miura était déjà pas mal avancée avant l’arrivée de Gandini. Moi, je ne savais pas que ce devait être une Lamborghini et mes dessins sont finalement assez proches de la version définitive. Ils datent de 1964. Cette histoire m’a poussé à ne jamais laisser des dessins non finalisés… Un projet ne doit jamais être laissé en cours de route, il faut aller jusqu’au bout de l’idée et du développement… (ci-dessus, dessin de la Miura signé Gandini)

Du papier à l’économie
Pour nos travaux de dessins, on utilisait un papier calque transparent qui était encore très coûteux en cette période et il fallait l’employer avec parcimonie. Du coup, on le rentabilisait assez bien, pas comme les designers aujourd’hui qui gâchent pas mal, comme si tout était cadeaux ! Chez Fiat, on avait une gomme et un crayon. Je me souviens que les dessins de voitures à l’étude étaient pratiquement noirs de corrections. On gommait les traits pour repasser dessus, et ensuite, quand le papier était trop sale, on remettait une nouvelle épaisseur dessus puis un autre papier pour les couleurs. Cette période a donné des dessins assez incroyables. Quand je suis arrivé chez Bertone, les moyens n’étaient pas les mêmes ! Bertone ne travaillait pas encore avec le papier transparent. J’utilisais une sorte de papier jaune, plutôt conçu pour les dessins techniques… Moi, il me faisait plutôt penser à un papier pour ramasser la poussière ! Tout ceci nous fait bien comprendre dans quel bien être les designers travaillent aujourd’hui ! Cela étant, il faut bien comprendre qu’à l’époque, Bertone n’économisait pas que sur le papier. Il ne supportait pas que les lumières soient allumées alors qu’il faisait jour et je dois reconnaître que j’ai gardé cet esprit en moi. Ici, à Italdesign, en plein mois d’août, lorsque toutes les lumières sont allumées, je suis le premier à le faire remarquer à mes designers qui me prennent alors pour un sacré radin !

De Isuzu à Alfa Romeo
A l’époque où j’ai créé Italdesign avec Mantovani, j’avais conservé de très bonnes relations avec Isuzu de la période Bertone. Pour eux, nous avons travaillé sur le coupé 107 mais aussi sur deux autres véhicules ainsi que sur des projets Mitsubishi et Suzuki, ceci, bien avant les travaux pour Alfa Romeo. Un jour, l’ingénieur Rudolf Hruska vient frapper à notre porte et demande à Mantovani de concevoir un projet proche de la Fiat 128, traction avant donc, mais avec une habitabilité plus généreuse. Mantonvani demande pour quelle marque il nous faut travailler, où le modèle sera produit et d’autres informations. Hruska ne pouvait rien nous dire. Rien car rien n’existait à l’époque, ni l’usine, ni le moteur, ni le cahier des charges. C’était pourtant le projet pour l’Alfasud d’Alfa Romeo !

C’était assez incroyable. Devant notre insistance, il a pris un morceau de papier quadrillé, a tracé un croquis très sommaire avec un empattement décidé à la va-vite, un coffre capable d’engloutir quatre valises et un moteur Boxer (il y tenait…) implanté à l’avant. Toute l’implantation technique de ce qui allait devenir l’Alfasud a été ainsi tracée à main levée… Avec ces mesures, on a défini une habitabilité plus grande que celle de la 128 et j’ai mis ces mesures sur un papier, comme j’opérais depuis toujours. J’ai ensuite réalisé les premiers croquis… puis je me suis rendu compte que je ne savais pas où il était prévu de positionner le réservoir. J’ai demandé à Hruska qui m’a répondu que c’était notre travail de le savoir. Alors nous avons tout fait sur cette voiture, tout sauf le moteur et les suspensions ! Cela nous a demandé beaucoup d’efforts d’organisation, un travail qui a été très utile pour la suite !

Fiat se fâche !
Lorsque Hruska nous a demandé de travailler pour Alfa Romeo, nous avons tout d’abord demandé un peu d’argent pour commencer ces travaux titanesques ! Car il n’était pas question que de style avec ce projet, mais de toute l’ingénierie ou presque. Et ce n’est qu’à ce moment là qu’il nous a révélé le nom de l’entreprise pour laquelle nous allions œuvré : Alfa Romeo! Là, j’ai pensé que si nous travaillions pour Alfa, Fiat nous tuerait ! Il était quand même question d’un nouveau produit, d’une nouvelle usine. C’était une décision très politique à prendre et nous avons dit oui, car il s’agissait d’un vrai travail. La réaction de Fiat ne s’est pas fait attendre. La femme de Mantovani qui y travaillait a dû quitter l’entreprise et les jeunes ingénieurs et designers que j’embauchais étaient souvent démarchés par Fiat pour intégrer leurs rangs. C’était une période pas facile !

L’histoire secrète de la Golf…
Le projet de la Golf est né à la fin des années 60. Un groupe d’ingénieur de Volkswagen accompagné par l’importateur italien sont venus au salon de Turin en 1969 et, en décembre, le groupe me téléphone et me dit que VW me demande pour faire une voiture capable de remplacer la Coccinelle. Evidemment, je suis ravi et dès le mois de janvier 1970, je suis à Wolfsburg où les dirigeants m’annoncent en fait qu’ils désirent qu’Italdesign travaille sur toute une gamme de modèles, et pas seulement un seul ! J’étais complètement sidéré, j’avais une forme de respect profond pour ces gens de Volkswagen mais je trouvais incroyable qu’ils me confient autant de projets.

J’ai par la suite demandé à l‘importateur VW en Italie pourquoi VW m’avait choisi plutôt que Bertone ou Pininfarina. Il m’a répondu que pendant leur tour du salon de Turin en 1969, sur les six voitures qu’ils avaient sélectionnées, quatre avaient été dessinées par mes soins. Le directeur général de VW a pensé que si, sur six voitures, quatre avaient été conçues et dessinées par Giugiaro, VW serait tranquille : Italdesign trouverait forcément la bonne solution ! Ce qui est complètement fou, c’est qu’ils voulaient signer avec moi un contrat de dix ans… Nous nous sommes mis au travail très rapidement et au mois de mai, nous présentons d’abord la Passat puis en août, j’ai présenté la Golf.

Je me souviens que les dirigeants de VW venaient ici, d’Allemagne, pour voir le prototype mais à ce moment là, les dirigeants n’étaient plus ceux avec lesquels j’avais eu mes premières discussions. Là, je me suis dit que tout était fichu ; j’ai appelé Mantovani pour lui dire que son contrat de dix ans, c’était terminé ! En fait, l’un des nouveaux dirigeants de VW venait de chez Audi. Il voulait que la Passat repose sur une plateforme d’Audi et il désirait aussi lancer l’Audi 50, plutôt que la Golf… D’ailleurs, notre Golf ne lui plaisait pas, il ne la comprenait pas, mais la situation industrielle était tellement mauvaise que les actionnaires ont décidé d’aller de l’avant et de produire notre projet. Le patron n’était pas content mais il a bien été obligé de respecter les actionnaires. Nos étions sauvés !

…et celle de la Fiat Panda.
Après, l’épisode de l’Alfa Romeo Alfasud, les relations avec Fiat vont redevenir normales avec Giugiaro, lorsque Carlo de Benedetti, administrateur général, vient aux affaires. « Il nous a rendu visite avec la volonté de concevoir une voiture très économique, dotée d’un moteur produit en Pologne. Son but, c’était de produire une voiture « à la française », comme les 2CV ou la R4. C’était quelques semaines avant mon départ en vacances. Je lui ai dit que nous verrions ça à la rentrée, mais il m’a demandé où je passais mes congés. J’avais prévu d’aller en Sardaigne mais ce que je ne savais pas alors, c’est qu’il avait une maison en Sardaigne ! Il m’a donc demandé de travailler pendant mes congés et de lui soumettre mes dessins chez lui, en Sardaigne…

En août 1976, je pars donc avec mon papier Canson bleu et je travaille les après-midi plutôt que d’aller me baigner. J’arrive le 15 août chez lui, je sonne et le majordome me signale que Carlo de Benedetti n’est pas là. Pas de problème, je lui propose de repasser le lendemain. Mais il me signale que monsieur de Bendetti est rentré en Italie… Je venais de dessiner ce qu’allait devenir la Panda, pendant mes vacances et tous mes travaux tombaient à l’eau. Tout ça pour rien ! Lorsque je rentrais à mon tour à Turin, j’apprends que de Benedetti a quitté son poste. La même matinée, son successeur m’appelle pour me dire que le projet continuait et que j’étais toujours en lice. La voiture était sauvée. Nous aussi !

Giugiaro, patron exigeant
Je vais vous raconter une anecdote qui date de la fin des années 1970. Certains de mes collaborateurs commençaient à évoquer que, sans eux, Italdesign ne serait rien. Lorsque ces propos me sont remontés aux oreilles, j’ai décidé d’étudier seul le projet de la Medusa et de le réaliser à l’extérieur de l’entreprise…

Un matin, j’ai convoqué tout le monde, révélé la voiture et leur ai expliqué que, contrairement à ce que certains imaginaient, sans eux Italdesign existait bel et bien ! J’avais dessiné la voiture en cachette. » Ce jour-là reste mémorable dans l’entreprise. Giugiaro est donc un patron assez dur. « Non, je suis un patron exigeant, car je le suis avec moi-même. Je veux que les choses passent avec mon intuition. C’est vrai, je suis peut-être un castrateur de talent car je veux tout voir et surtout, je ne peux pas accepter des projets que je n’ai pas dans ma tête ! » Giugiaro, souriant devant l’objectif, mais pugnace dans le rôle du manager…

PROPOS RECUEILLIS EN 2009 PAR CHRISTOPHE BONNAUD

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