Voici un an, le designer Florian Thiercelin, auteur à ses débuts de carrière des dessins de deux concept-cars Renault emblématiques et flamboyants (Initiale en 1995 ci-dessous et VelSatis en 1998) succombait à ce qu’on désigne comme une longue maladie, mais qui l’a emporté bien trop rapidement. Le monde des designers est censé être une grande famille, et comme dans toutes les familles, il y a des personnages plus ou moins proches, avec lesquels le courant passe plus ou moins bien. Le monde des designers est finalement le même que celui dans lequel on vit tous, avec ses drames, ses joies, ses secrets… Mais aussi et surtout, ses rencontres.
En plus de quarante années de carrière, j’ai eu l’occasion d’interviewer de très nombreux designers. Y compris ceux qui me font terriblement vieillir lorsque je cite leur nom : Nuccio Bertone, Sergio Pininfarina ou encore Gaston Juchet… Parmi tous les autres designers, il en est un que j’ai côtoyé et avec lequel j’ai eu le bonheur de déjeuner quelques fois, mais que je n’ai jamais interviewé : Florian Thiercelin. Pourquoi ? Parce que cet homme discret, presque mystérieux, ne le souhaitait pas. En revanche, il tenait absolument à ce que nous discutions en ‘off’, à bâtons rompus, et si possible à une bonne table. « C’est vrai, Florian était un adepte des bons restaurants » me confie sa femme Caroline.
Ces déjeuners, trop rares mais trop tard pour le regretter, ne m’ont pas permis de cerner complètement la personnalité de ce singulier designer qui, dixit Caroline, « était parfois maladroit, un peu brusque, mais qui avait en même temps un côté très gamin. » Avec Florian, les discussions n’avaient absolument pas la teneur de celles que j’entretenais avec d’autres designers. Lorsque je m’émerveillais du travail accompli naguère sur ses concept-cars Renault, il n’exultait pas, plutôt plongé dans une sorte d’amertume. De regret ? Caroline me dit que « c’est difficile à dire. Il était passionné mais, oui, il était aussi dans le regret et pas seulement pour son boulot. Il était assez nostalgique, et il avait du mal à se contenter de ce qu’il avait. Au début chez Renault, il n’y avait pas de souci, mais par la suite il a un peu déchanté et sur la fin il se sentait un peu dépassé par les petits jeunes ! Ce n’était plus tout à fait le même travail et il avait très certainement la nostalgie de ses débuts… »
Ses débuts, ce sont avant tout les travaux menés sur la grande berline Initiale ci-dessous, sous la direction de Patrick le Quément et Jean-François Venet. Au design extérieur, Florian. Et pour l’intérieur, Fabio Filippini qui a tenu à joindre ces quelques mots à propos de Florian : « c’était un designer très talentueux, iconoclaste et ‘terriblement’ français dans sa démarche créative. Fort et timide à la fois, introverti et individualiste. J’ai travaillé avec lui sur son premier projet, la Renault Initiale Paris. C’était un coup de tonnerre dans le Design automobile de l’époque, défiant les codes automobiles conventionnels. C’est un projet qui a influencé le design de Renault pendant une décennie, et je le crois, le monde contemporain du design automobile. »
Il est vrai que lors de sa carrière intégralement passée chez Renault, Florian a connu différents patrons, différents responsables ou collègues. Il m’avait envoyé un mail concernant l’après Initiale et VelSatis, où il concluait par ces mots : « Merci encore Christophe pour l’attention dont vous me témoignez. Si seulement on pouvait ne parler que de design… vous l’aurez compris, l’issue ne fut pas celle que j’aurais pu espérer » sans oublier de porter un regard réaliste sur lui-même, en ajoutant que « je ne prends peut-être pas assez de distance avec le passé. »
Fabio Filippini apporte son regard intime sur cette période : « avec le concept Initiale puis VelSatis, Florian s’est immédiatement retrouvé à l’avant-garde de la scène et, avec sa jeunesse, il n’était probablement pas préparé à relever ces défis avec le recul nécessaire. Par la suite, il a poursuivi avec un professionnalisme rigoureux, mais souvent une approche très critique par rapport aux enjeux complexes d’une entreprise. Un caractère affirmé mais fragile, une énorme connaissance de l’histoire automobile, le tout associé à une créativité au style extrêmement personnel et sans compromis. Il aurait été parfait à une époque révolue. »
Caroline le dit elle-même, « Florian était assez critique, et pas uniquement sur le design automobile, mais sur tout ce qu’il voyait autour de lui. Il était critique envers les autres et aussi et surtout envers lui-même. Il le faisait de manière constructive et il écoutait les arguments qu’on pouvait lui opposer. Mais je lui disais qu’au travail, il aurait dû être plus politique… Il était très cultivé, intéressé par l’histoire de France. Quand on s’est connu, il m’a soufflé que les voitures ne l’intéressaient pas tant que ça. Par la suite j’ai compris que ce n’était pas tout à fait la réalité ! »
Caroline se souvient qu’au moment de la maladie de Florian, « un grand nombre de collègues ont été super avec lui puis avec nous, comme Nicolas Jardin, Benoît Bielliaef, Bertrand Grisard, Philippe Laporte… Il y eu aussi Serge Cosenza que Florian appréciait, et Udo et Michel Velay qui sont également venus le voir aux soins palliatifs. » Après le décès de Florian, Caroline tient à souligner que « Laurens van den Acker – directeur du design Group Renault – a été vraiment bien. Je ne le connais pas mais il a rédigé une lettre pour nous qui nous a vraiment touchés, et il a fait envoyer une petite maquette (ci-dessous) en mémoire de Florian, avec un petit mot : En témoignage de notre gratitude, je souhaite vous adresser cette silhouette maquettée au Design, représentant l’attrait unique du concept car VelSatis en même temps que sa pureté. »
Le cercle rapproché de la famille est évidemment fortement impacté par l’émotion, le deuil, le souvenir… Caroline a accepté d’extraire quelques esquisses des travaux personnels de Florian, malgré cette date anniversaire (Florian est décédé le 5 décembre 2023). Elle m’autorise à les publier ici et je l’en remercie. Un choix personnel, car elle me confie que « je n’y connais rien en voiture ! Quand j’ai rencontré Florian, je regardais des émissions comme Turbo ou Auto-Moto, je trouvais ça sympa, mais à force, il parlait tellement de voiture que ça me faisait trop, et j’ai arrêté de regarder ce genre d’émissions ! » Au mois de décembre l’année dernière, pour rendre hommage à Florian, son concept-car Vel Satis a été exposé au Technocentre.
Dans sa vie familiale, Florian n’ambitionnait pas de pousser ses deux enfants, Edena et Thomas à suivre ses traces. « Notre fille a un don pour le dessin, et si son père l’a poussée un peu pour qu’elle travaille ce don, il était contre l’idée de l’envoyer prendre des cours de dessin. Il craignait qu’on lui apprenne trop et qu’elle perde sa spontanéité, qu’elle dessine comme tout le monde. » Et Florian n’était pas forcément tendre avec les écoles de design qui forment à tout va. « Il critiquait surtout le fait que tout se ressemble »
Il est évident que la période des débuts chez Renault, avec les deux concept-cars, reste très certainement la plus belle. « C’était peu de temps après notre rencontre et tout ce travail le réjouissait, il s’éclatait. Il passait des heures au design mais ce n’était pas gênant car je bossais autant de mon côté. » Et quitter Renault, pourquoi pas pour une carrière internationale, est-ce que cela a été discuté en famille ? « Oui, il en a beaucoup parlé. On a même failli partir au Japon quand les enfants étaient petits mais il y a eu Fukushima à ce moment-là… L’international, on en parlait pas mal. » Pas simple de suivre son mari dans ces circonstances ? « En fait, tout dépendait où on devait aller. Pour le Japon, j’étais vraiment partante, car il avait adoré lors d’un précédent voyage qui l’avait marqué. »
Les enfants ont été inondés de petites voitures dans leur plus jeune âge. « Il leur en a acheté tellement qu’à un moment, ils ont arrêté de jouer avec » nous dit Caroline. « Comme leur père face à la maladie, les enfants ont été d’un courage exemplaire, jusqu’à la fin. J’ai la chance d’avoir des enfants fabuleux qui m’aident à tenir le coup et à aller de l’avant. Florian m’a demandé de continuer à voyager avec eux, et nous le ferons. Ils ont eu évidemment – et ont encore – une souffrance à surmonter cette épreuve, et le manque de bienveillance de certains dans ces moments difficiles n’a pas aidé. Ce n’est qu’en voyant tout ce monde présent à la messe ainsi que tous les témoignages que nous avons réalisé que Florian était autant apprécié. Malheureusement lui-même l’ignorait. »
« On a forcément regretté de ne pas connaître une partie des designers qui se sont déplacés. Des designers qui ont été vraiment parfaits avec nous et ont repris des nouvelles par la suite. On savait ce qu’il faisait, mais on ne se rendait pas compte de ce qu’il représentait pour beaucoup. En tant qu’homme, il était très secret… Malgré nos 26 ans de vie commune, j’avais parfois du mal à le cerner. Il avait son jardin secret. »
De sa fenêtre de chambre en soins palliatifs, Florian voyait un arbre et « les arbres, même s’il n’en dessinait pas, étaient très importants pour lui. Il laissait comprendre que c’était une façon de respirer. Dans la chambre, il le regardait et me disait ‘heureusement qu’il est là, ça me permet de m’évader un peu’. Et le dernier livre qu’il a lu était celui de Jean D’Ormesson : ‘je dirais malgré tout que cette vie fut belle. »
Après un an, le décès d’un père reste encore vivace, et nos pensées vont à Edena et Thomas, aujourd’hui 17 et 18 ans, et bien sûr à leur mère Caroline. Les designers qui ont accompagné professionnellement Florian, mais aussi dans les moments plus difficiles et qui n’ont pas été cités sauront excuser Caroline et l’auteur dans ce moment anniversaire délicat…
Toutes les esquisses, dessins et photos de Florian Thiercelin publiés dans cet hommage sont la propriété exclusive de la famille.
Merci particulier à Frédéric Gasson…