« Du design autant que de la stratégie »
Nous allons vous parler de vaches, de poissons, de couleurs, de matières et surtout, d’un métier qui vit sa mutation dans un univers d’un design automobile chamboulé. Bienvenue dans le bureau de Sabine Le Masson Pannetrat, une femme designer, responsable de la cellule « CMF », comprenez : « Couleurs Matières et Finitions ».
LIGNES/auto : Avant d’aller plus en avant dans l’interview, j’aimerais que l’on casse – ou pas – un cliché : les hommes sont au design extérieur pendant que les femmes sont aux tissus. C’est toujours vrai ?
Sabine Le Masson-Pannetrat : « Chez les constructeurs automobiles, le département couleurs & matières est historiquement très féminisé mais chez PSA, que ce soit chez nous, DS Automobiles (https://www.dsautomobiles.com/) ou chez Peugeot et Citroën, le rapport femmes/hommes est à peu près identique, de l’ordre de 2/3-1/3. Dans mon équipe, nous sommes neuf personnes : six femmes et trois hommes. »
Plus de cliché alors !
S.Le M-P. : « Ce qui compte dans une telle équipe, ce n’est pas forcément la parité, c’est d’avoir des hommes et des femmes qui ont des sensibilités différentes ! »
Votre département s’appelle « Couleurs, matières et finitions »… En quoi consiste exactement votre métier ?
S.Le M-P. : « Je suis responsable d’une équipe de designers. Ensemble, nous nous assurons de proposer des couleurs, des matières et des finitions qui correspondent à l’identité de la marque DS. Tout ce qui se touche, se voit, se sent, au niveau des couleurs extérieures, des intérieurs – des matières des tapis au textile du pavillon -, est concerné. »
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Travailler pour DS, une toute jeune marque associée au savoir-faire Français, c’est différent ?
S.Le M-P. : « C’est une opportunité et une chance unique de travailler pour une marque française qui se crée, avec un périmètre extrêmement vaste dans l’univers des couleurs et des matières. Nous nous positionnons comme une marque qui s’inspire du savoir-faire français. On chatouille vraiment l’univers du luxe ! »
Vous chatouillez les concurrents Allemands surtout ?
S.Le M-P. : « En fait, nous ne les regardons pas trop ! Nous nous positionnons par rapport à ce que la marque DS veut exprimer : valoriser le savoir-faire Français. »
…qui n’est pas le savoir-faire Allemand, mais en même temps, DS s’est d’abord ancrée en Chine : vous inspirez-vous aussi du savoir-faire… Chinois ?
S.Le M-P. : « On s’intéresse évidemment au marché chinois mais on ne s’inspire pas de leur savoir-faire. On regarde plutôt comment les chinois communiquent sur leur propre savoir-faire. »
Concernant les produits premium allemands…
S.Le M-P. : «…ce sont évidemment de très bon produits, de belle qualité… Mais il leur manque une âme. Ils sont sur d’autres territoires que le nôtre. ».
Votre cellule est-elle éloignée des studios de design de la marque ?
S.Le M-P. : « Non, on accède au studio en traversant le couloir. Notre cellule est très sollicitée à la fois par la marque DS mais aussi en transversal dans le groupe. Il est vrai que l’un des fondamentaux de la marque DS repose sur les couleurs et matières. C’est une valeur forte. Avec le design intérieur, nous gérons des conceptions assez complexes, comme la sellerie « bracelet de montre » (ci-dessous). Nous travaillons en binôme avec les designers intérieurs et extérieurs.
Existe-t-il une formation pour les designers couleurs et matières comme il en existe une pour les designers exter et inter ?
S.Le M-P. : « En fait, il n’y a pas de formation de designer « couleurs et matières »…
…c’est un manque ?
S.Le M-P. : « Il y aurait une école, on irait piocher dans ses étudiants et ce serait une solution de facilité, parce que les designers seraient très formatés. En fait, nous recrutons des profils très variés ! Dans mon équipe j’ai une architecte d’intérieur, des coloristes, un ingénieur designer… bref, pas un seul profil identique ! Et c’est cela la grande richesse de l’équipe, ils ont des réflexes différents, des sources d’inspirations différentes, ce n’est pas comme s’ils sortaient tous d’une école de design automobile. »
Comment recrutez-vous alors ?
S.Le M-P. : « C’est compliqué d’aller recruter… On va par exemple aller chercher des designers ‘textile’ et on retombe du coup sur des profils plutôt féminins. Pour DS, ce qui m’intéresse beaucoup, c’est cette recherche de profils atypiques. Il n’est pas nécessaire d’être designer intérieur pour travailler aux couleurs & matières mais il faut quand même savoir réfléchir en volumes, avoir une bonne sensibilité au niveau de la couleur, forcément ! »
Pour acquérir ces sensibilités, il existe bien d’autres écoles ?
S.Le M-P. : « Il en existe plusieurs qui forment au métier de coloriste, notamment à Montauban (https://iscid.univ-tlse2.fr ci-dessous). On peut citer aussi les formations à l’école d’Oliver de Serres à Paris (l’ens aama : http://ensaama.net/site/) des formations plus généralistes dans l’univers du design textile, des Arts Déco, des masters en design comme à Strate (https://www.strate.design) mais pas nécessairement dans la filière mobilités. Vous pouvez aussi mentionner les écoles d’ébénisterie. Quoiqu’il en soit, nous recrutons des Bac + 5. »
Et vous recrutez actuellement ?
S.Le M-P. : « Je dirais que nous sommes actuellement une équipe au bon format par rapport à notre gamme mais nous sommes toujours intéressés par des compétences atypiques. Nous ne recrutons pas, mais nous proposons chaque année des stages de six mois pour les Bac + 5. »
Travaillez-vous avec des consultants extérieur, comme le designer Karim Rashid (http://lignesauto.fr/?p=11357 ?)
S.Le M-P. : « Dans ma première vie chez Citroën (Sabine a travaillé chez Citroën de 2002 à 2005 avant son passage chez Aston Martin, voir en bas du post. NDA) on consultait des designers. Aujourd’hui, pour DS, nous consultons plutôt des artisans. Il peut s’agir de maisons d’art, de la broderie à l’ébénisterie. Mais nous collaborons aussi avec des maisons de luxe françaises très connues. Récemment, pour le concept-car DS X E-Tense nous avons travaillé le bois en marqueterie et découpe laser avec la maison Farouche (https://www.farouche-paris.fr/fr/home-2/) pour la réalisation de pièces uniques. Ces travaux nous servent de référence pour ensuite aller voir nos fournisseurs industriels. »
Depuis l’interview, le concept-car ASL de 2020 avec de nombreux nouveaux matériaux à bord, comme la… paille confirme cette volonté.
L’ artisan ne peut donc pas vous suivre sur la grande série ?
S.Le M-P. : « L’artisan n’est pas forcément intéressé par la production en série. Ce qui l’intéresse, c’est de se frotter à un autre univers, celui de l’automobile. C’est un challenge pour lui car on travaille avec lui de nouvelles matières dans un univers nouveau : celui de l’automobile. »
Vous pensez aux plumes de la DS X E-Tense ! Des plumes dans la voiture de demain, c’est imaginable ?
S.Le M-P. : « Les matières fragiles doivent être protégées en les implantant dans des zones où on n’est pas constamment en contact avec elles. Mais pour la plume, ça ne suffira pas. Il faut prendre en compte également la tenue à la lumière, c’est complexe. Alors on réinterprètera la plume. Nous regardons de très près comment trouver un équivalent avec nos exigences en qualité. »
Comment trouvez-vous ces artisans très particuliers ?
S.Le M-P. : « On travaille avec les “entreprises du patrimoine vivant ” (EPV) qui recense le meilleur du savoir-faire français. Il existe également le comité Colbert (ci-dessous) pour ce qui concerne les maisons de luxe (créé en 1954, le Comité Colbert rassemble les maisons françaises de luxe et des institutions culturelles. Elles œuvrent ensemble au rayonnement international de l’art de vivre français. NDA : https://www.comitecolbert.com). Mais nos principales inspirations sont captées lors d’expositions ou dans les show-rooms. »
Entre les artisans et la série via les industriels, j’ai du mal à saisir le grand saut !
S.Le M-P. : « Nous aussi parfois ! Nos recherches n’aboutissent pas toutes en série, c’est l’intérêt de nos concept-cars qui sont là pour défricher ces avancées vers de nouveaux matériaux. Il y a des projets qui s’arrêtent avant le stade de l’industrialisation, car on a sans doute parfois trop rêvé. Et puis il y en a d’autres qui passent le cap en s’adaptant. Par exemple, la patine spécifique de notre cuir faite main dans notre concept DS E-Tense a été validée pour la série après avoir été travaillée avec notre fournisseur de cuir. Nous sommes passés à une technologie de sérigraphie plus industrialisable. Le fournisseur disposait de l’exemple de notre patine faite main par notre sellier et on lui doit d’avoir adapté sa production pour obtenir un rendu similaire. C’est une belle réussite lorsqu’on arrive à une telle transformation qui passe le cahier des charges ! »
Dans le luxe, certains affirment pourtant que le cuir n’a pas d’avenir ?
S.Le M-P. : « Le cuir est pérenne parce que c’est un déchet ! Les vaches que l’on utilise pour leur cuir sont des vaches élevées pour leur viande car c’est totalement illégal d’élever des vaches uniquement pour leur cuir. Même des marques comme Hermès communiquent là-dessus et tant que l’on mangera de la viande, le cuir dans l’automobile sera pérenne ! »
Des constructeurs testent pourtant de nouveau matériaux pour remplacer le cuir
S.Le M-P. : « Nous aussi nous regardons de très près les alternatives au cuir. La consommation de viande diminue, alors on regarde donc aussi le cuir de poisson… »
…Le cuir de poisson ?
S.Le M-P. : « On sait tanner la peau de poisson. Son odeur disparaît lors du tannage, ce n’est plus celle du poisson mais celle du cuir. Aujourd’hui on sait réaliser des chaussures ou des vêtements, mais notre cahier des charges impose de placer ce matériau dans des zones peu sollicitées et pas très vastes. »
Question idiote, mais concrètement avec un cuir de poisson, on voit les écailles ?
S.Le M-P. : « Oui, on voit encore la forme des écailles… »
Passons au bois. On a en vu sur des planchers de concept-cars, comme le VW Noah ci-dessus..
S.Le M-P. : « Le bois est contraignant car il encore plus vivant que le cuir et très impacté par l’humidité ou encore la chaleur. Pour résister aux sollicitations d’un plancher de voiture, il faudrait que le client accepte de le voir s’abimer comme un parquet dans son domicile, avec ponçage obligatoire. Ou alors, le bois va être hyper protégé et perdre de son attrait. »
Le bois n’est donc pas un matériaux qui colle à l’ADN de la marque DS ?
S.Le M-P. : « Si bien sûr, mais on va le retravailler plutôt en marqueterie, simple ou complexe avec des assemblages qui peuvent demander jusqu’à cinq ans de travaux pour aboutir en série car il s’agit de matières réellement innovantes pour des intérieurs automobiles. »
Les matériaux de demain devront intégrer les commandes comme vous l’aviez fait sur la Citroën C-Airplay (ci-dessous) et comme BMW l’a exécuté sur le concept iNEXT. Les commandes sont alors cachées par un textile ou un revêtement plastique…
S.Le M-P. : « C’est une idée sur laquelle on travaille. J’ai personnellement travaillé sur le concept C-Airplay avec François Duris aux couleurs et matières sur un dessin de Christophe Cayrol. On avait moulé des commandes sous la peau de la console, une peau en polyuréthane, mais tout ça met du temps à se mettre en place de façon industrielle. »
Votre département ne travaille pas que sur les intérieurs, vous œuvrez aussi sur les couleurs de caisse…
S.Le M-P. : « C’est un domaine énorme ! Outre les teintes à proprement parler, on va travailler le rendu d’un chrome, la finition d’une jante, jusqu’aux teintes de vitrages. Les teintes de caisses, c’est un sujet très technique. Nous menons également une stratégie de partage dans nos usines françaises qui possèdent de très belles teintes partagées que l’on qualifie de « socles », teintes que nous complétons avec des teintes très spécifiques à DS. »
Les teintes vives sont-elles définitivement perdues pour l’univers automobile ? Je pense à celles des années 1970 en France, mais aussi en Allemagne !
S.Le M-P. : « Je pense que, globalement, il y a un cercle vicieux avec l’idée de la revente qui pousse le client vers des teintes non clivantes. Il faut savoir que la teinte la plus vendue sur la planète est le blanc. On tente de casser ces principes avec des teintes plus visibles, comme sur DS 3 Crossback et DS7 Crossback. Et puis, nous pouvons désormais compter sur l’évolutions des pigments qui nous permet sur notre gamme d’avoir des teintes évolutives selon l’éclairage. Pour DS, nous recherchons des teintes remarquables, non pas parce qu’elles sont colorées à outrance, mais parce qu’elles offrent des effets intéressants, notamment avec les pigments. On cherche ces effets de variations de teintes selon l’angle mais il ne fait pas oublier que nous devons prendre en compte la donnée industrielle. »
Propos recueillis en 2019 par Christophe Bonnaud à l’ADN PSA – Vélizy.
Sabine Le Masson Pannetrat et… Aston Martin
Avant de poser ses valises pour DS en 2011, Sabine a tenté une expérience exceptionnelle : travailler au sein du design couleurs & matières d’Aston Martin ! « Je recherchais une nouvelle expérience. J’avais déjà connu Toyota en Belgique et notamment sa branche Lexus avec de nombreux voyages au Japon et je voulais découvrir de nouveaux process… C’était très formateur, j’étais toute jeune, je voulais découvrir, voyager. Ca ne me dérange pas de voyager, je suis canadienne et française ! Basculer dans une toute petite structure en Angleterre, au cœur de l’usine, et toucher au domaine du luxe, c’était quelque chose de très formateur. » Une expérience qui semble aujourd’hui parfaitement coller avec la suite de sa carrière dans une marque française qui affiche clairement son ambition, celle d’incarner dans l’automobile les savoir-faire du luxe à la française ! Quand les planètes sont alignées…
Retrouvez l’excellent ouvrage “Damsels in design” (ci-dessous) sur les femmes pionnières dans l’univers du design automobile (1939-1959) sur notre ‘post’ publié en février dernier : c’est ici http://lignesauto.fr/?p=7649