Lettre à Gilles Vidal

Dans le bushido qui dicte les bases de l’honneur du Samouraï, il est une phrase qu’il faut retenir : « sers-toi de ton ennemi pour vaincre, et tu seras puissant ». Gilles Vidal s’est-il servi de Renault pour vaincre et retrouver Stellantis en devenant plus puissant ?

“Bonjour Gilles. Tout d’abord, j’espère que tu m’autorises à te tutoyer comme lors de nos nombreuses interviewes. L’annonce de ton retour dans la maison Stellantis m’a replongé dans des souvenirs pas forcément réjouissants pour nous tous. Flashback : nous sommes en 2020, en pleine pandémie du Covid, et tu prends alors une décision lourde de conséquence pour ta carrière : quitter la direction du design Peugeot et le groupe PSA après 24 ans de fidélité, pour rejoindre l’ennemi Renault. À propos de ce long voyage effectué chez PSA, tu me disais que « c’est un long mariage, oui, il y a des designers qui ont plus la bougeotte que moi, c’est sûr ! » Enfin, c’était sûr jusqu’à ce 25 juillet 2025….

Te voilà aux côtés du maître Ploué, à gauche. 2010, il te nomme patron du design Peugeot et le splendide manifeste SR1 est sur les rails !

Quand tu quittes Peugeot en 2020 pour Renault, c’est pour effectuer le même job de directeur de design marque. Tu es tellement hardi que tu m’as confié ne pas avoir la boule au ventre au moment d’annoncer ça à ton pote Jean-Pierre Ploué, ton supérieur direct au niveau du design… Tu disais simplement que « ce sont des moments étranges. On est proche avec Jean-Pierre, ce n’est pas juste une relation professionnelle. C’est comme avec l’équipe, avec Matthias Hossann – qui te remplace à la tête du design Peugeot – nous sommes des amis en dehors du travail. Alors oui, c’est un peu étrange mais ça c’est très bien passé parce que Jean-Pierre lui-même a changé plusieurs fois de constructeurs dans sa carrière… » Et d’ailleurs, n’oublions pas que tu es arrivé dans le groupe PSA Peugeot Citroën en 1996, près de quatre ans avant que Jean-Pierre Ploué n’en franchisse les portes… Tu n’as donc pas tué le père. Ouf !

Jolie exécution graphique signée de ton nom de la Citroën C4 de l’ère Ploué. Tu es encore chez ce constructeur à cette époque…

Mais tout ceci est de l’histoire ancienne désormais ! Alors un premier mot suite à ton retour chez Stellantis : félicitations, avec un « S » car ton nouveau poste, ce n’est quand même pas rien ! Ce n’est plus être designer, ce n’est plus être manager d’une équipe de designers, ce n’est plus être directeur de design d’une marque, mais il s’agit de chapeauter les différentes directions de design des marques de Stellantis Europe, et d’en assurer la bonne stratégie pour chacune d’entre elles et leur bonne cohabitation. Vertigineux ! En revenant chez Stellantis, tu prends néanmoins le poste de ton pote Jean-Pierre Ploué, ci-dessous avec la maquette du concept-car Legend. Était-ce ton objectif initial ?

Vu de l’extérieur, il n’y avait rien d’illogique à cela… Même si tu me disais en 2020 que « je ne cours pas forcément après le ‘biger job’. Ce qui m’intéresse dans ce changement (de Peugeot vers Renault à l’époque) c’est l’intérêt de la mission telle qu’elle est. Et c’est déjà passionnant. Je ne cherche pas à tout prix à monter encore plus haut, ce n’est pas une fin en soi. » Une fin en soi – elle a fini par arriver – qui est un sacré commencement pour une belle suite de carrière. Et il est vrai aussi que Jean-Pierre Ploué n’avait pas de raison de te laisser sa place il y a cinq ans. C’est comme un combat, il faut aller chercher la victoire. Est-ce pour aller plus vite que tu as choisi de lâcher tes équipes du design Peugeot pour surgir chez Renault en 2020 ? Ces quinze kilomètres entre Guyancourt (Renault) et Vélizy (Stellantis) n’ont pas dû bouleverser ta vie quotidienne, contrairement aux challenges que t’a proposés Luca de Meo.

Jean-Pierre Ploué derrière toi, en ombre chinoise… Et le coupé SR1 en ligne de mire.

Et si certains ont été surpris que tu quittes Stellantis en 2020 pour faire exactement le même métier, juste en face, j’ai personnellement trouvé ça culotté, et tes débuts en fanfare ont déclenché les fameux « il nous fait du Peugeot » comme commentaires sur les réseaux « asociaux… » Il fallait faire vite et Scénic, R4 ou encore Rafale ont porté ta patte. Et si la communication de Stellantis dit aujourd’hui que tu as remporté cinq titres de voitures de l’année, précisons quand même – et tu es le premier à le reconnaître – que tu n’es pas à l’origine de la R5 E-TECH.

A bord de ton concept-car Emblème qui annonce les futurs thèmes esthétiques de Renault, une citation subliminale : “écouter le monde pour mieux le voir, le préserver et tracer son chemin avec plus de légèreté.

Puis est venu le temps de la seconde étape voulue par un directeur de design d’une marque : affirmer sa griffe avec le premier renouvellement de la gamme. Ton concept-car Emblème a dévoilé les thèmes stylistiques de ces futures Renault et… et puis plus rien. Tu as jeté ton casque de réalité virtuelle, rangé ton planning de réunion, éteint ta stratégie et débranché le logo en losange. Était-il tatoué sur ton cœur comme le Lion naguère ? Du coup, j’en doute… Et hop, tu prends le chemin inverse, cinq ans (intenses) après ton arrivée.

Tu “vendais” bien le travail de tes équipes chez Renault… Une communication parfaitement exécutée !

Re-abandon d’une équipe, re-abandon de projets qui doivent porter ta philosophie et retour à la case départ : Stellantis. Dans deux mois ! Deux mois : une pitoyable clause de non-concurrence quand on sait que tu connais toutes les Renault jusqu’en 2030. Mais tu avais déjà une réponse à me donner lors de ton arrivée chez Renault, tout de suite après ton départ de Peugeot : « Quand on part à la concurrence, connaître la stratégie et le plan produit n’est pas un atout parce que de toute façon, on ne va pas avoir la même stratégie, les mêmes typologies de produits. Chaque constructeur a sa voie en termes de stratégie design, et donc finalement ce n’est pas tant un avantage. C’est même plutôt un handicap, il faut se forcer à oublier l’avant, car se caler sur cette expérience, ce serait faire fausse route. Il faut se dépolluer de cette connaissance ! »

Sur cette photo de Greg, on te voit aux côtés du “JPP de chez Renault”, l’excellent Laurens van den Acker. Le voilà obligé de te trouver un remplaçant…

Te voilà à nouveau pollué, par Renault cette fois, après t’être dépollué de Peugeot. J’espère que ce n’est pas trop douloureux comme réinitialisation(s). Que s’est-il passé pour que tu quittes Renault ? L’appétence de cette fonction royale que j’imagine financièrement – et logiquement – valorisée ? Des soucis de cohabitation au sein du design Renault ? Les cacahuètes du pot de départ de Luca de Meo trop rances à ton goût ? Ou la potentielle arrivée de Maxime Picat à la tête de Renault, avec lequel tu pourrais ne pas avoir envie de cohabiter? Vu de l’extérieur, on avait pourtant l’impression que tu étais l’homme fort de cette marque au losange, côté design, en rapportant souvent à Luca plutôt qu’à Laurens van den Acker, le “Jean-Pierre Ploué” de Renault.

Gérard Welter (1942-2018) longtemps à la tête du design Peugeot. Ici avec Jean-Christophe Bolle-Reddat.

Quand j’ai appris l’info ce jeudi 25 juillet de ton retour chez Stellantis, j’ai immédiatement pensé à Gérard Welter (ci-dessus) qui est resté fidèle à Peugeot plus de 40 ans ! Oui, je sais, je suis un vieillard, mais j’ai pensé à Gérard car il a refusé pas mal de propositions, dont une venant de chez Honda, pour aller au Japon. C’est vrai, c’était à un peu plus de 15 kilomètres de Thorigny où il avait construit sa demeure, mais il est resté fidèle à « sa » marque et à « ses » gars. Comme Gaston Juchet chez Renault malgré les couleuvres avalées, comme Bruno Sacco ci-dessous, indéboulonnable chez Mercedes. De l’histoire ancienne, certes. Un discours qui a la fragrance du monde de « Oui-Oui » car on a changé depuis longtemps de logiciel dans notre société. Peut-être. Et tu pourras toujours me dire que, toi aussi, tu es resté longtemps fidèle à ton équipe de Peugeot. Sauf que tu l’as lâchée en 2020 pour l’ennemi juré.

Et c’était bien, car tu as eu carte blanche et surtout, tu as mis dans les tuyaux la gamme des Renault de demain issue de « ton » manifeste Emblème. Du coup, tu pars avant même d’avoir prouvé ton savoir-faire sous un autre logo : la gamme future de Renault sortira sans même que tu aies caressé la dernière maquette Clay. Ce n’est pas un reproche, juste une constatation. Tout ceci sera derrière nous le 1er octobre, quand tu prendras tes fonctions avec autant de logos de marques placardés sur ta veste, que de médailles au revers de celle d’un militaire méritant.

Moins d’une heure après l’annonce de ton arrivée chez Stellantis (l’annonce d’une arrivée avant celle d’un départ, tiens donc…) les messages sur les réseaux sociaux de tes futurs-ex collègues designers et techniciens chez Stellantis sont tous euphoriques et élogieux ! Très corporate aussi pour certains, parfois trop mais c’est le monde d’aujourd’hui. Il est pourtant rare qu’une femme trompée ouvre les portes en grand à son ex en l’accueillant avec une pâtisserie plutôt qu’avec le rouleau… Tu as la chance – méritée – d’avoir laissé une belle trace chez Peugeot.

On dit de toi que tu es un excellent manager, capable de faire passer tes idées auprès de la direction et d’en imposer certaines en douceur… Tu me confirmais en 2020 que « la première chose à faire en management, c’est de bien expliquer les choses… Quand tu mets ton discours en perspective, quand tu prends de la hauteur par rapport aux problématiques internes, tout le monde finit par admettre ton choix. Et tu motives et fédères tout le monde. On montre une histoire qui se déconnecte de la problématique de chacun, ou des ennuis du quotidien de chacun, pour le bien de l’entreprise et concevoir le meilleur produit possible pour nos clients. » La grande classe que tous les managers n’ont pas forcément, et je ne parle pas uniquement de Stellantis !

Un manager sait guider une équipe entière dans la même direction. Un job qu’il va te falloir transposer à l’échelle de toutes les marques européennes de Stellantis.

Nul doute que tu sauras magnifier ce métier de l’ombre aux côtés de tes talents de designers. Sans compter ton feeling pour deviner un avenir automobile pourtant incertain. Chapeau bas pour ça. Et puis quelle équipe ! Tu retrouves tellement de monde que tu connais et que tu as connu parfois de 1996 à 2020. Même ton N+1, Jean-Philippe Imparato a été patron de Peugeot et vous nous avez offert sous le crayon de Nicolas Brissonneau la légendaire Legend. Un sacré concept-car. En parlant de concept-car et d’avant-phase, est-ce que tu as mis dans ta valise du retour au bercail l’excellent Sandeep Bhambra, ci-dessous ? Ou a-t-il le potentiel pour prendre ta succession chez Renault ? On dit qu’on gagne une guerre en affaiblissant son concurrent, et Sandeep est fort… Alors, vas-tu dupliquer le fameux bushido !?

Il te reste deux mois de vacances avant de retrouver les murs de ce bâtiment paquebot qu’est l’ADN de Vélizy Villacoublay. Vacances ? J’en doute : ce n’est plus seulement Peugeot qui t’attend avec impatience, mais une gestion diabolique des directions de design et de stratégies multiples pour les marques européennes de Stellantis. Avec tellement de questions de ce côté-ci de la barrière, celui des passionnés de Lancia, de Fiat, de Citroën, d’Alfa-Romeo, d’Opel, de Peugeot ou encore de DS Automobiles…

Un retour non pas en arrière, mais avec des équipes que tu connais pour certaines sur le bout des doigts. Ici, avec Pierre-Paul Mattei, homme de l’ombre à l’efficacité redoutable !

Tu sais mieux que quiconque comment booster ce joli chantier. Chantier dans le sens « d’ouvrage », pas dans celui de « bordélique » ! Encore que… Que vas-tu insuffler comme énergie chez Lancia ou DS Automobiles, pour ne prendre que ces deux exemples de marques qui n’ont pratiquement que l’Europe pour s’épanouir ? La clause de confidentialité de deux mois suffira-telle pour que tu aies le temps de noircir ton calepin de notes diverses et variées, afin d’attaquer ce nouveau challenge parfaitement armé ? La vie est faite de cycles. Inattendus, voulus ou provoqués. Tu en es le parfait exemple.”
Cordialement,
Christophe Bonnaud – LIGNES/auto

PS: Gilles, tu me permettras de profiter de cette lettre pour saluer deux hommes liés à ton actualité. Comme toi, ils ont aidé au développement du site LIGNES/auto avec leur disponibilité : Jean-Pierre Ploué pour sa carrière exceptionnelle, son dévouement pour aider le magazine LIGNES/auto lorsque ce dernier était vendu en kiosques (2008-2009), et Laurens van den Acker pour sa maîtrise du métier, sa discrétion et sa bienveillance. Merci à vous trois…

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