

En fin d’année 2023, grâce aux archives de Renault et surtout à la famille de Gaston Juchet, notamment de son fils aîné Jean-Michel, j’ai eu le privilège de me plonger avec ce dernier dans les archives personnelles de Gaston Juchet (1930-2007). Ce styliste discret qui laissera un monument du style à chacune des décennies qu’il a traversées (R16 années 1960, R17 années 1970 et R25 années 1980) est entré chez Renault en 1958 et fut responsable du design de la “Régie” jusqu’en 1987.

Le livre bilingue “Style Renault – l’ère Gaston Juchet” qui a découlé de ces travaux menés avec Jean-Michel Juchet (ci-dessous) est encore disponible dans les principales librairies automobiles françaises (https://www.motors-mania.com/fr/, https://www.librairie-passionautomobile.com/ , https://www.la-boutique.com/ , https://edbds.fr/fr/beaux-livres/200-style-renault-l-ere-gaston-juchet-1960-1987-352.html) et a reçu le Prix « du livre automobile historique » à l’occasion du Grand Prix du Livre Automobile et des Mobilités 2023.

Parmi les centaines de calques, de gouaches et de dessins extraits des archives de la famille Juchet, seuls les plus représentatifs de la carrière du grand designer ont été retenus. Mais l’écriture et la publication d’un ouvrage est toujours une frustration ! Et des dizaines de dessins n’ont pas pu être publiés car les lois de l’édition imposent un nombre de pages qui, pour l’auteur, est forcément toujours trop petit !

Voici quelques-unes des pépites des archives de la famille Juchet et de Renault qui n’ont pas été publiées. Elles sont parfois accompagnées d’autres qui l’ont été dans l’ouvrage, afin de mieux comprendre leur cheminement chronologique, sachant que bon nombre des esquisses, dessins ou peintures de Gaston Juchet ne sont pas forcément datés.

Ci-dessus, une peinture du programme 900 mené par Gaston juchet, de la fin des années 1950, sur lequel le designer va travailler jusque dans les années 1970. Ce projet évoquait une berline à cabine (très) avancée dotée d’un moteur V8 situé à l’arrière. Le coffre était implanté entre l’habitacle et le moteur. Abandonné assez rapidement, ce programme a laissé des traces chez Gaston Juchet puisqu’il a continué ses travaux de cabine avancée. Marc Deschamps chez Bertone reprendra ce thème de cabine avancée. Il dessinera en 1988 le concept-car Genesis reposant sur une architecture à moteur V12 Lamborghini implanté… à l’avant !

Cette peinture non datée présente un petit coupé à la fluidité faisant penser à celles des créations Ghia ou italiennes dans leur ensemble. Là n’est pas l’intérêt de cette œuvre. Trouvons-le plutôt dans la présence d’un personnage. Gaston Juchet multipliera ses peintures avec un décor, parfois humain comme ici, mais plus souvent avec des avions – il a une formation d’ingénieur aéronautique – ou encore des architectures futuristes, voire de temps à autre… une soufflerie. Le livre révèle les talents inconnus de Gaston Juchet dans l’univers des portraits, des avions ou encore de la peinture abstraite.

Dommage que cette peinture ci-dessus ne soit pas datée. On retrouve le flanc caractéristique d’une Renault Floride dévoilée en 1958 par la Régie Renault, avec les entrées d’air pour un moteur arrière. Cette architecture technique ancestrale a été celle de nombreuses Renault jusqu’à ce que le constructeur passe à la traction avec l’utilitaire Estafette de 1959 et la R4 de 1961. Elle permet sur cette proposition osée d’abaisser considérablement le capot avant. Il disparait pratiquement au centre des deux ailes qui enfantent dans leurs formes deux ailerons fins. Relent des années 1950, le pare-brise panoramique évoque quelques créations américaines. Souvenons-nous que le petit cabriolet Renault fut commercialisé de l’autre côté de l’Atlantique sous le nom de Caravelle.

Dans la même veine et la même période, cette peinture ci-dessus semble élaborée sur la base de la proposition verte qui la surplombe. Cette fois, le capot n’est plus du tout plat et adopte une énorme verrue centrale qui permet de loger deux optiques rectangulaires (rares à l’époque…), optiques qui sont effectivement totalement absente de la version “verte” de ce coupé. Si le pare-brise conserve sa forme panoramique, les flancs sont plus sobres et prolongés par des ailerons plus marqués à l’arrière.

Terminons avec les inspirations Renault Foride avec ce petit coupé-cabriolet qui semble identique à la version de série. Pourtant, Gaston Juchet va le moderniser avec deux globes vitrés qui viennent recouvrir les optiques avant. Plus de style, sans doute une meilleure aérodynamique et une vision plus futuriste. Étonnamment, ce dessin me renvoie aux “Vaillante” de route dessinées par Jean Graton pour ses premiers albums de Michel Vaillant à la fin des années 1950…

Beaucoup plus moderne, même si non datée, la peinture ci-dessus délaisse les volumes tout en rondeurs pour apporter un peu plus de caractère à la proue, notamment avec ses optiques rectangulaires. Rappelons que ces optiques rectangulaires sont apparues pour la première fois en grande série sur la Citroën Ami 6 de 1961. Chez Renault, la Renault 10 présentée en 1965, n’y aura droit qu’en 1967 avec son restylage. Heureusement, la Régie avait déjà pris sa revanche sur Citroën avec sa R16 aux phares rectangulaires en 1965…

Changeons d’univers avec des esquisses réalisées sur calques. Nos pouces noircis à Jean-Michel Juchet et moi-même se souvenaient chaque soir d’en avoir feuilletés des dizaines. Nombreux sont ceux qui illustrent le livre, mais en voici quelques-uns non encore publiés. Ci-dessus, il est difficile de dater cette esquisse qui ressemble à la fois à une R5 plus généreuse en volume et un peu inspirée pour sa proue d’une AMC Pacer. Mais cette dernière a été présentée en 1975 et cette esquisse semble avoir précédé la présentation de la Pacer… On devine sur ce dessin les prémices de boucliers en stratifié alors que la forme du panneau arrière est tributaire de celle de la portière arrière quasiment verticale. Faut-il y voir une étude d’une Renault 5 quatre portes très logeable ?

Puisque l’on évoque la Renault 5 largement détaillée dans l’ouvrage, voici un dessin encore jamais publié. Il est assez proche des études d’un coupé Renault 5 dessiné par Gaston Juchet. Mais il est ici plus volumineux et plus travaillé sur les parties avant et arrière. Les emboutisseurs auraient-ils été capables de transformer ce dessin en véhicule en tôle ? Lorsqu’on sait que le projet de la R14 de Robert Broyer (daté du début des années 1970) n’a pas su être transposé totalement en série pour des raisons d’emboutissage, on imagine le pire si cette proposition de Gaston Juchet avait dû passer le cap de l’industrialisation !

Nous entrons ci-dessus dans une phase où l’on va comprendre que des thèmes forts en style pouvaient être réinterprétés par Gaston Juchet selon les gabarits des voitures. Le designer a travaillé sur le projet 121 de la Renault 14 (commercialisée en 1976), un programme finalement remporté par le styliste Robert Broyer. Les dessins ci-dessus, inédits, sont à la base de la proposition assez classique de Gaston Juchet pour la R14. Ci-dessous, la peinture publiée dans le livre montre que Gaston Juchet a adapté son étude au cahier des charges, notamment à l’arrivée du moteur transversal sur une voiture Renault. La première. On note un raccourcissement sensible du porte-à-faux avant ainsi que le dessin vertical des poignées de portes, ci-dessous. Les projets de la fin des années 1960, notamment le 120 de 1968 – voir plus bas – avaient déjà défloré ce thème. Pour le reste, le classicisme des premières esquisses de la R14 de Gaston Juchet n’a pas atteint le stade de la maquette.

Ci-dessous, ce dessin daté du 18 octobre 1969 correspond à l’époque des premiers travaux sur le thème d’une berline compacte qui deviendra la R14. Pour autant, il semble explorer la piste d’une voiture plus statutaire et d’un volume plus généreux. Il est vrai que les accords signés entre Peugeot et Renault se mettent peu à peu en place. Dans ces accords, il est certes fait état du duo R14/Peugeot 104 qui se partageront – entre autres – le moteur transversal, mais également du projet commun Peugeot “J” et Renault “120” de voitures plus ambitieuses.

Le projet 120 de Renault, dont on voit le premier dessin signé Gaston Juchet ci-dessous, est une berline de plus haut de gamme que la R14. Elle est pensée comme la remplaçante de la R16. Mais le “120” ne verra pas le jour en l’état. Pas plus que le projet “J” chez Peugeot, remplacé par la 305 sur base 304 en 1977. Chez Renault, le “120” va pourtant jeter les bases du duo Renault 20/30 (1975/1976). Ce que nous avons remarqué avec Jean-Michel Juchet, c’est que les peintures de Gaston Juchet réalisées dans la foulée des esquisses étaient trait pour trait identiques au premier tracé. On le devine en comparant le dessin du projet “120” (ci-dessous) et la peinture (plus bas) du même projet.

Du premier dessin du projet de la R14 au dessin du projet “120”, le gabarit a pris du volume, mais le thème a évolué sûrement vers une voiture inspirée de l’architecture de la R16 avec son hayon et ses trois glaces latérales. Pour être tout à fait précis, notons qu’entre le projet 120 de la fin des années 1960 et le duo R20/30 du milieu des années 1970, un projet intermédiaire s’est infiltré dans ce programme : le projet “R”. Il s’agissait alors de recadrer le style de la “120” sur un cahier des charges aux dimensions moins généreuses. Un seul dessin de ce projet “R” a été retrouvé dans les archives de Gaston Juchet et publié dans le livre.

Parmi toutes les esquisses sur calques réalisées par Gaston, il en est certaines qui sont totalement hors plan produit. L’époque laissait quand même une certaine latitude aux stylistes pour œuvrer sur des thèmes inédits. Il faut une fois encore resituer le contexte : au début des années 1970, les stylistes Renault ne sont qu’une dizaine (!) et les murs de leurs bureaux sont placardés de dessins. Ci-dessous l’étude d’une Renault urbaine compacte deux places avec une visibilité qu’on imagine royale ! Ce thème était très en vogue également chez Citroën. L’arrivée de Robert Opron chez Renault en 1975 permettra d’aller encore plus loin dans ce domaine, avec le programme VBG (Véhicule Bas de Gamme) dont nous avons déjà parlé.

Ci-dessous, cette esquisse une fois encore non datée semble se situer entre l’ère de la VW Porsche Tapiro de Giugiaro (1970) pour sa proue en flèche, et celle de la Ford Ghia Megastar de 1977 pour sa ceinture de caisse courbée peinte en noir, et son vitrage latéral généreux. Ce dessin très futuriste est superbement traité avec des flancs inclinés, un mouvement pare-brise pavillon fluide et sportif, et toujours les roues de 13 à 15 pouces de l’époque ! Ce coupé prouve s’il en était besoin l’étendue du travail de Gaston Juchet sur des thèmes très variés.

Ci-dessous, deux autres territoires d’expression du designer de Renault : un dessin de volant qui valide une recherche qui va bien au-delà de la seule esthétique, tout comme le dessin suivant sur l’implantation du bloc d’instrumentation sur la console de direction. Le volant est dessiné pour offrir une prise en main efficace avec deux véritables poignées de part et d’autre. Le bandeau central est renfoncé, ce qui ne correspond pas aux travaux que Renault mènera dans les années 1970 sur la sécurité passive, en dotant ses volants de coussin moussé proéminent pour amortir le choc avec le torse du conducteur. L’airbag n’existait pas encore, le premier fut proposé sur la Chevrolet Impala en 1973. Sans doute faut-il alors dater ce dessin de la fin des années 1960 ? Il est en tous les cas d’une simplicité et d’une élégance remarquables.


Ci-dessus, dans la série de l’étude du volant, on découvre un calque où Gaston Juchet réinvente la colonne de direction en y intégrant l’instrumentation au fond de l’élément structurant. On perçoit quelques commandes positionnées de part et d’autre de cette pièce triangulaire. Il ne s’agit plus tout à fait du travail d’un styliste, mais d’un designer puisque Gaston Juchet imagine ici la fonction et l’améliore par la forme et le concept. On comprend que le dessin de la planche de bord est simplifié avec cette idée. Ce dessin date de la fin des années 1960, bien avant la création sensationnelle de Michel Harmand chez Citroën avec la lunule à bord de la CX de 1974.

Avoir été styliste hier, ou être designer aujourd’hui, c’est s’identifier à la marque. Et l’identification d’une marque passe par son logo. Il est d’une importance tellement capitale qu’il est passé d’une dimension minuscule à une autre, aujourd’hui plus ambitieuse ! Et le voici désormais autorisé à s’illuminer, apportant un supplément de confusion pour les autres usagers de la route lors de la conduite nocturne. Le logo Renault, Gaston Juchet l’a manipulé à plusieurs reprises. Dans les années 1980, il tente de le mettre en valeur en le décentrant sur le côté conducteur. Une solution que l’on retrouvera en série chez de nombreux constructeurs. Le dessin semble imaginer une berline compacte de la taille d’une R14. On relève un passage de roue arrière très Citroën !

Petit clin d’œil ci-dessus avec un projet de Gaston Juchet qui positionne le logo dans une sorte de bec débordant sur la calandre, le tout entouré des deux longues optiques. C’est peu ou prou la solution que l’équipe de designers de Gilles Vidal a retenue pour la nouvelle identité du design Renault des prochaines années. Une nouvelle identité vue sur le manifeste Emblème dévoilé au Mondial de l’automobile de Paris l’année dernière…

Ci-dessus, encore une esquisse qui aurait pu faire un concept-car très crédible dans les années 1970. Mais de concept-car chez Renault, on n’en parlait pas encore ! Ce coupé break de chasse avec des persiennes latérales sans doute inspirées de celles de la R17 offre une baie vitrée arrière gigantesque, et un capot plongeant. L’ensemble est parfaitement équilibré et proportionné. Un coupé Volvo 480 avant l’heure. Est-ce que Gaston Juchet avait alors connaissance du coupé R14 reposant sur le même thème et dessiné par Robert Broyer en 1976 ?

Pour terminer avec les esquisses inédites, en voici une dessinée dans les années 1980. La forme monovolume associée à un arrière surélevé, des roues arrière profilées, un bouclier diffuseur à l’arrière, voici toute l’expression artistique d’un homme connaisseur des lois de l’aérodynamique et amoureux de l’aviation…
BONUS : le coupé Renault 18 qui n’avait rien à voir avec la Fuego !

Voici un sujet du livre “Style Renault – l’ère Gaston Juchet” qui concerne un modèle peu connu : le coupé Renault 18. Et non, il ne s’agit pas de la Fuego. En voici un extrait de texte et quelques illustrations.

Le projet d’un coupé Renault 18 a bel et bien été envisagé. Il a même été porté jusqu’au stade d’une maquette à l’échelle 1/1. En 1973, soit cinq ans avant la commercialisation de la berline R18 -, il question de ce programme de coupé connu sous le nom de 134. Ce n’est donc pas (encore) le programme 136 qui aboutira, lui, à la Fuego de 1980. Les principaux travaux trouvés sur ce programme 134 sont signés Gaston Juchet. Voici ci-dessus le principal dessin d’étude daté du mois de mai 1973.

Il a dans un premier temps été attribué à Michel Jardin. Mais il s’agit bien d’une création de Gaston Juchet. En 1973, la R14 est sur les rails de l’industrialisation qui prendra beaucoup de temps, la R16 TX arrive dans les concessions et le projet NGA (Nouvelle Gamme Alpine) prend corps. Les notes de Gaston Juchet ajoutent à ces travaux le projet BRV d’un véhicule axé sur la sécurité passive.

Gaston Juchet se lance sur le dessin d’une silhouette de coupé R18 en parallèle à l’étude de la berline. Il reprend de cette dernière le mouvement incurvé du pied de pare-brise à sa base et le capot autoclave. Pour le reste, tout est différent et quelques éléments de style font déjà penser à la Fuego.

La courbure caractéristique du montant de pare-brise est réinterprétée différemment à l’arrière où Gaston Juchet compte sur les progrès d’emboutissage pour mener à bien son projet sans dénaturer ses esquisses. Au final, son projet est réalisé à l’échelle 1/1 et les pare-chocs typés américains laissent supposer que ce coupé avaient des velléités d’exportation.

Le coupé Renault 18 en restera à ce stade et laissera place au programme 136 de la Fuego qui apparaîtra deux ans après la berline R18, en 1980. Si le dessin de cette dernière est bien celui de Michel Jardin, il faut préciser que ce styliste n’a pas été le seul à travailler sur le projet 136 comme le prouve le dessin ci-dessous signé Gaston Juchet. La référence du dessin précise cependant que, malgré le code 136, il s’agit “d’une étude libre.“

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