Depuis qu’il a été nommé le 18 juin 2021 au poste de Chief Design Officer de Stellantis pour les marques Européennes du groupe, Jean-Pierre Ploué a quitté la France pour l’Italie afin être au plus près des nouvelles équipes du centre de design implanté à Turin. Là-bas, le style des futures Alfa Romeo, Lancia, Fiat et Abarth prend naissance sous la direction de trois directeurs de design nommés pour l’occasion : Alejandro Mesonero-Romanos (ex-Seat et Dacia) pour Alfa Romeo, le français François Leboine (ex-Renault) pour Fiat et Abarth et… Jean-Pierre Ploué pour la marque Lancia.
Peut-il être dès lors question de conflit d’intérêt lorsque le patron des directeurs de design des marques Européennes de Stellantis est lui-même un directeur de design de marque ? « Bien sûr que non. Mais il faudrait le demander à Thierry Métroz (DS Automobiles) et Alejandro Mesonero (Alfa Romeo). En réalité, ce n’est pas moi qui ai voulu ce poste, ça s’est fait un peu par hasard. A la création de Stellantis, on savait qu’on allait faire renaître Lancia, selon la volonté de Carlos Tavares (CEO de Stellantis). Ce que j’ai mis en place était une toute petite équipe, de 14 personnes seulement, pensée comme une Start-Up. Cette équipe était tellement restreinte que je me suis dit qu’elle n’avait pas besoin d’un directeur de style. »
« Et quand je suis passé devant les Ressources Humaines pour montrer mes différents organigrammes design pour les marques Europe du groupe, on m’a fait remarquer qu’il n’y avait pas de directeur de design pour Lancia. J’ai confirmé qu’il n’y en avait pas besoin mais on m’a dit que ce n’était pas possible, et ils m’ont dit de mettre mon nom. Donc j’ai coché la case ‘directeur de style’, dans le but de faire passer mes organigrammes, sans autre intérêt personnel. »
« De son côté, Luca Napolitano, directeur de la marque Lancia, a trouvé ça génial de voir le directeur design des marques Européennes de Stellantis devenir également directeur du design Lancia ! C’est parti comme ça, et franchement, je ne regrette pas. Je suis logiquement un peu plus impliqué que sur les autres marques. Mais il n’y a pas de conflit d’intérêt, car je travaille de la même façon qu’avec les autres. Finalement, je retrouve avec Lancia ce que j’ai connu avant (avec Citroën dans les années 2000 notamment NDA) mais la performance et l’agilité que l’on met dans nos marques est la même partout. Je ne donne pas plus de moyens parce que c’est Lancia ! »
L’Italie, il s’y plait. Il a fallu embarquer la moitié de la fratrie là-bas (deux de ses quatre enfants restent en France) et éparpiller aux quatre coins de l’hexagone sa petite collection de voitures anciennes, dont sa 2CV. Comme nous trois autour de la table, nous aimons aussi la voiture ancienne. « Les voitures anciennes, ça tombe en panne si on s’en occupe » me dit-il. Ça tombe mal, je viens de lui montrer quelques photos de ma Lancia Gamma Coupé que le précédent propriétaire a joliment restaurée…
Jean-Éric Raoul, rédacteur en chef de Sport-Auto et de l’auto-journal s’amuse en me confiant que « tu es le seul propriétaire de l’univers à avoir roulé en Lancia Gamma Coupé sans être tombé en panne. Mais j’adore cette voiture, c’est sans doute l’un des deux plus beaux design Pininfarina des années 1970. » Lancia justement : je taquine Jean-Pierre Ploué d’entrée de jeu, car il nous reçoit sur le stand DS Automobile lors du Mondial de l’automobile de Paris.
La marque DS a été rejointe par Alfa Romeo et Lancia dans le pôle Premium du groupe Stellantis. Le plan produit Lancia a été annoncé officiellement avec les futures Ypsilon en 2024, un vaisseau amiral (Aurelia ?) en 2026 à l’occasion des 120 ans de la marque, et une nouvelle Delta 100% électrique en 2028. Le vaisseau amiral est annoncé à 4,60 m, et sera donc plus court qu’une Peugeot 408 du segment « C », étonnant ? « On cherche à construire des marques qui sont différenciées et qui s’attaquent à des clientèles et des marchés très différents. Mais il faudrait demander à Luca Napolitano, le patron de la marque, de développer le sujet sur les silhouettes. Ce que je peux dire, c’est que dans le groupe Premium de Stellantis, les marques ont des vocations et des plans produits bien différents. Sinon, ça n’aurait tout simplement pas de sens. »
Pour autant, est-ce que demain avec trois plateformes européennes identiques et trois machines électriques au sein du groupe Stellantis de 14 marques, la différenciation s’effectuera plutôt à bord, avec des expériences de vie différentes ? « Non, c’est un tout. On veut des Lancia vraiment italiennes et les intérieurs seront plus en relation avec les idées de design transalpin, le design extérieur sera lui aussi le plus italien possible, et c’est la raison pour laquelle on a une équipe très italienne. On va s’appuyer aussi sur notre histoire. »
On va (tardivement) voir renaître l’icône Delta en 2028. Mais que représente aujourd’hui Lancia à part l’Ypsilon ? « On va commencer par renouveler l’Ypsilon parce que c’est elle qui représente aujourd’hui la marque en étant la dernière Lancia qui reste en Italie. Lancia est une marque haut de gamme italienne, et en termes d’innovations, c’était le ‘’Citroën italien’’. Son design était toujours très spécifique, entre l’élégance italienne et l’innovation avec des éléments de style parfois inattendus. C’est une marque qui osait. On travaille donc la vision de la marque, sa stratégie, comment on imagine le design pour demain, quel type de références à l’histoire faut-il prendre, quel type de référence à l’Italie également. On considère Lancia comme une marque mythique, on essaye d’imaginer les futures modèles comme si la marque avait continué d’exister pendant ces quinze dernières années. »
Les trois futures Lancia seront intégrées au pôle Premium où elles retrouveront les DS et les Alfa Romeo. Avec leurs mêmes bases techniques, la différenciation ne se ferait donc que par le style et les ambiances et matériaux à bord ? « Non, on conservera des typages dynamiques différents entre toutes nos marques. Ces typages ont toujours existé. On apportera les mêmes différenciations avec les modèles électriques qu’à l’époque des Peugeot et des Citroën qui reposaient également sur les mêmes plateformes. »
Mais Lancia qui a également un héritage sportif (ci-dessus) pourrait-il le défendre face à Alfa Romeo ? « On ne s’impose pas ce genre d’interdit. Mais notre priorité avec Lancia n’est pas celle-là. » Restons en Italie et évoquons Fiat. En termes de communication, cette marque semble absente aujourd’hui face à toutes ses sœurs du groupe : Citroën avec sa nouvelle identité, Jeep avec sa nouvelle Avenger, Opel et son nouveau design… « Mais Fiat n’est pas une marque discrète en termes de volumes avec la 500 ! Et les équipes de François Leboine – directeur design Fiat – travaillent sur les prochaines Fiat et je peux vous garantir qu’il y en a beaucoup ! »
Le travail de fond est-il identique à celui mené sur toutes les autres marques ? « Absolument ! On relance toutes les marques de la même manière, et en parallèle. Je travaille sur les futures Lancia, avec un concept-car et d’autres choses magiques aussi dont je ne peux pas encore parler. C’est pour chaque marque la même énergie. Fiat connait un grand succès en Amérique du Sud et en Europe, la 500 est également un gros succès. On va relancer d’autres produits Fiat pour l’Europe avec un nouveau design car je n’ai pas mis en place une nouvelle équipe pour rien ! »
Et parmi les projets futurs de Fiat, Jean-Pierre Ploué nous l’a révélé, il y aura bel et bien une descendante de la Panda iconique de 1980 (ci-dessous). « On est en train de préparer une nouvelle Panda incroyable. En Europe, ce modèle conserve une belle image, mais dans d’autres pays, elle n’a pas cette valeur sentimentale. Pour autant, vu que son design va être iconique, elle va également intéresser ces autres pays. En fait, chaque produit du groupe devra être iconique. »
« Nos marques ont une histoire fabuleuse en Europe et c’est une chance incroyable. Donc nos styles doivent être encore plus forts. Quand je conçois la prochaine Delta, elle va plaire à notre génération qui a connu le modèle originel, mais elle va également plaire aux plus jeunes générations car la voiture en elle-même va être iconique. Et ça doit également fonctionner pour les marques généralistes. En fait, ça n’a pas de sens d’évoquer une marque généraliste parce qu’on n’a absolument pas envie de faire un design généraliste ! »
Avez-vous votre mot à dire sur le design des marques américaines avec Ralph Gilles, votre alter-ego pour Stellantis aux États-Unis ? « On se voit régulièrement, on échange environ toutes les deux semaines et on se montre tout ce que l’on fait. Il y a donc de vrais échanges, mais les produits de chacun, des deux côtés de l’Atlantique, sont quand même bien différents. Carlos Tavares dit de nous que nous sommes les deux réacteurs du groupe ! Il attendait vraiment qu’on travaille ensemble, et c’est bien le cas. Et pas seulement sur l’aspect design. Je m’occupe aussi à l’échelle du groupe des modules et composants (tous les modules transversaux qui touchent par exemple aux volants, sièges, etc.) et lui s’occupe d’interface machine pour le monde. On a donc réellement besoin de se croiser ! »
Laissons l’Italie, la France et les États-Unis pour évoquer les femmes. Dans l’industrie automobile, elles ont pris légitimement des postes à haute responsabilité. Elles sont à la tête de la direction de marque (comme Béatrice Foucher -DS- ou Linda Jackson -Peugeot-), de la direction du produit ou de projets. Mais avec 14 marques dans le groupe Stellantis, il n’y en a aucune à la tête de la direction du design d’une marque… « On essaye de former des jeunes talentueuses pour les amener à ce niveau-là. Au design, on a l’objectif d’avoir des femmes aux plus hauts niveaux dans toutes les marques, comme dans toute l’entreprise. On a plus de mal à en trouver au design, parce qu’elles sont peu formées à ce métier. Peut-être que l’histoire de l’automobile ne les a pas attirées jusqu’alors, mais notre univers qui se réinvente les inciteront davantage. On met le paquet dessus, ça va finir par arriver. » Aux dernières nouvelles, le directeur du design d’une des marques européennes a choisi une femme comme N-1, alors…
Interview réalisée le lundi 17 octobre lors du Mondial de Paris par LIGNES/auto, avec Jean-Éric Raoul, rédacteur en chef de l’auto-journal et Sport-Auto, et Julien Jodry du journal AUTO-MOTO.